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ont mis leur histoire dans leurs ouvrages. On ne peint bien que son propre cœur, en l’attribuant à un autre ; et la meilleure partie du génie se compose de souvenirs… » Et il a écrit les Mémoires d’outre-tombe, afin que l’on connût les souvenirs qui lui avaient composé son génie, afin qu’on devinât son cœur tel qu’il l’a peint sous les apparences diverses de ses livres. Il n’éconduit pas votre familiarité. Puis, ce qu’il a inventé, c’est, dans la littérature et dans l’usage de la vie, une sensibilité nouvelle ; et, à cet égard, il a eu tant d’influence que, voilà soixante-dix ans qu’il est mort, et vous n’auriez aujourd’hui, en art et plus généralement au cours de vos journées, ni les mêmes goûts, ni une mélancolie pareille et enfin ni cette alarme de la pensée et de l’âme et des nerfs, s’il n’avait pas écrit. Nous n’avons pas de maître plus impérieux, parmi les écrivains d’hier, et dont l’enseignement continue de nous émouvoir. Il est permis de le juger.

Il est permis de savoir ce qu’il y avait en lui de meilleur, de démêler ce qu’il y avait en lui de moins raisonnable, et de l’admirer, de l’aimer aussi, avec discernement. Ce qu’il enseigne est une poésie : nous demanderons à d’autres un enseignement de réalité. Nous avons nos maîtres de sagesse et de vérité : il n’est pas l’un d’eux. Il enseigne d’autres délices.

Bref, il a fait un petit tour en Amérique. Et il a rapporté d’Amérique une « petite histoire » ou, du moins, le sujet, le ton, les couleurs et, pour ainsi parler, la musique d’une « petite histoire, » Atala, qu’il lut à Pauline de Beaumont plus tard et qui procurait à cette jeune femme « une sorte de frémissement d’amour » et lui « jouait du clavecin sur toutes ses fibres. » Mais il n’est point allé au pays des Natchez et il a emprunté à un voyageur plus hardi la description des rives de l’Ohio. « Qu’importe ? » s’écrie M. Gilbert Chinard. Il en a pourtant du chagrin : quand il a trouvé les. « sources » de quelques pages où le génie de Chateaubriand s’appuie aux informations de Gilbert Imlay comme la vigne à l’ormeau, il confesse loyalement son « grand regret. » Et que nous importe, en effet ? dira-t-on. Ces Charlevoix, Bartram, Carver, Imlay, voire ce Beltrami, qu’est-ce que c’est ? Les marchands de couleurs chez qui se fournissait le grand peintre Chateaubriand ! Je ne dis pas non. Mais j’emprunte à M. Gilbert Chinard une très jolie anecdote, qu’il a racontée dans un précédent volume et qui est toute pleine de signification. L’an 1550, le roi Henri II et la reine Catherine de Médicis firent leur entrée en la ville de Rouen, métropole du pays de Normandie. Les « citoyens » de la ville de Rouen, pour un si « triomphant, joyeux et nouvel