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Louis XVIII, malgré le goût qu’il avait des choses de l’esprit et son profond scepticisme, faisant représenter, aux Tuileries, sa fuite aux Cent-Jours. Il est vrai qu’on l’a représentée en peinture, mais, s’il faut en croire les témoignages du temps, il ne le trouvait point plaisant du tout. Quel plaisir la duchesse d’Urbino et ses amis pouvaient-ils prendre à remuer ces souvenirs tout récens, où il y avait tant de larmes et de cendres ? Mais l’Italien adore à ce point les spectacles qu’il aime mieux s’en faire de ses propres malheurs que de n’en pas avoir du tout. Et puis, peut-être que l’image sensible des angoisses qu’on pouvait croire à jamais conjurées relevait-elle, d’une savoureuse épice, la douceur des jours sans histoire qui allaient désormais couler…

Il est rare que les jours heureux soient aussi féconds en impressions et laissent une mémoire aussi longue que les malheurs. C’est pourtant ce qui arriva, cette fois. La vie d’avant la tempête reprit dans le palais d’Urbino, la vie du Cortegiano, telle que Castiglione l’a peinte : vie de danses, de musique, de chasses, de tournois, de lectures et de discussions passionnées. Humanistes, poètes, gens d’église, chevaliers qui avaient laissé, là, leur armure ; diplomates qui avaient quitté leurs postes diplomatiques ; statuaires au repos entre deux chefs-d’œuvre ; maîtres d’armes, princes dépossédés, bouffons, virtuoses accouraient à tire-d’aile vers l’altier palais bâti par Laurana. Sonnets, canzoni, rime, retentissaient sous les hautes voûtes, alternant avec les cliquetis d’armes et les soupirs du luth et du gravicembalo. On disait du Pétrarque, on chantait du Josquin de Près, on dansait des basses espagnoles. On discutait surtout, librement, subtilement, passionnément, en utilisant pour cela tout le trésor des connaissances accumulées depuis l’antiquité. C’étaient les Essais de Montaigne avant Montaigne esquissés par des hommes qui avaient vécu les heures tragiques dont il n’a fait que lire des récits. Les problèmes les plus divers de la philosophie, de la littérature et de la vie courante y étaient abordés, mais le sujet demeurait toujours l’Homme, sa formation intellectuelle et morale, sa perfection immédiate, son coefficient dans la société : — la philosophie étant avant tout pour cette élite mondaine si menacée par les révolutions et pressée de vivre, une méditation non sur les fins dernières, ni sur ses origines, mais sur la vie.