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loin. Lorsqu’ils le connurent mieux, ils le condamnèrent aussi. Louis XII parle, quelque part, de la grant ingratitude et mescognoissance de « son cousin » Domp César de Borgia et des « mauvais tours » qu’il lui a faits. Jamais mieux qu’en cette occurrence ne fut démontré le malheur, pour un pays, de faire juger ses différends par l’Étranger, même si l’Étranger est honnête. Louis XII était honnête, mais il venait de loin et, au milieu de toutes les criailleries italiennes, il ne distinguait point clairement la voix de la vérité. Et puis, il n’était pas et ne pouvait être impartial, venant en Italie non pour juger, mais pour être partie prenante. C’est bien ce sur quoi comptait César, tout à fait indifférent au sort de ce pays, pourvu qu’il s’y taillât un royaume.

Ainsi, même si l’on invoque la maxime cynique du réalisme politique : « La fin justifie les moyens, » on le condamne. L’histoire pardonne au pionnier tombé en route, quand la route où il est tombé a servi depuis à la marche de l’humanité. Quels que soient ses échecs et quels que soient ses « moyens, » un précurseur est absous. Mais Borgia n’a été le précurseur de rien. Pas une idée nationale n’a hanté le cerveau de cet Espagnol, régnant sur des Italiens, par l’épée des Français. Pas une idée d’art non plus, — et c’est ce qui, pour nous, le perd. Ces tyrans du xve et du xvie siècle ne se sauvent que par là. On pardonne beaucoup à Ludovic le More, presque aussi peu « national » que Borgia, parce qu’il a fait au monde un legs de beauté. Bien d’autres se présentent devant la postérité, c’est-à-dire devant chaque génération nouvelle qui naît, comme les rois mages devant l’Enfant Jésus : ils tiennent des trésors à la main et semblent lui dire : « Grâce à moi, lu verras quelques belles choses de plus dans le monde où tu vas passer et souffrir. » Mais de Borgia les mains sont vides et toutes dégouttantes de sang. Le lacet qui étrangle, le couteau qui égorge, le masque qui cache, la plume qui ment : — voilà sa contribution au Musée de l’histoire. Il intéresse comme un joueur, mais seulement comme un joueur : on suit sa partie, sa veine ou sa déveine, on admire son impassibilité en face de l’heur ou du malheur des cartes, mais, une fois les chandelles consumées et quand il fait « Charlemagne, » on s’aperçoit qu’il a perdu son temps et qu’il ne laisse rien à la « cagnotte » de l’humanité.

Pourtant, il a trouvé, dans les temps modernes, des apolo-

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