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n’est donc nullement nécessaire de supposer une immoralité, ou une amoralité, particulières au xvie siècle, pour expliquer ses foudroyans succès. Ils ne sauraient s’expliquer autrement, mais ils s’expliquent le plus naturellement du monde, par l’appui de la puissance extérieure la plus redoutée à ce moment : la France. Avant que la France le soutienne, il monte lentement ; quand elle l’abandonne, il descend ; quand elle le combat, il tombe. Et le signe qu’il ne peut se passer de l’appui de l’Étranger, c’est qu’il lui sacrifie, par force et à contre-cœur, ses ambitions, ses rancunes, ses haines. Contre les Florentins, il va se déchaîner : un mot du roi de France l’enchaîne et il ne bouge plus. Des Bentivoglio de Bologne, il va faire ce qu’il a fait des autres petits souverains dont il convoite le patrimoine : le roi de France leur assurant sa protection, — du moins à leurs personnes, — il respecte leurs personnes et négocie. Il livre très volontiers une partie de l’Italie aux Français pour en avoir une autre. Sa prétention, ou la prétention d’Alexandre VI, de « faire l’Italie toute d’un seul morceau » ne doit s’entendre que de la partie de l’Italie comprise entre le Napolitain et la Toscane, c’est-à-dire si l’on excepte de ce projet d’ « unité italienne » Milan, Venise, Florence et Naples, ce qu’il y avait de plus riche et de plus actif dans la péninsule. César ne fait donc pas de bien grands rêves : il espère se fabriquer un royaume de pièces et de morceaux, qui s’appuiera sur l’Étranger. Contre ses rivaux ou voisins, en Italie, il brandit toujours la menace extérieure : « Le Roi de France est avec moi... le Roi de France va venir… Chaumont arrive avec 400 lances… Le Roi m’envoie ses Gascons… » Voilà son grand argument et qui suffit à tout. Avant tous ses titres italiens, il fait passer son duché de Valentinois. Bien mieux, au lieu de se parer de sa nationalité, il la rejette. Il signe César Borgia de France. Il est l’homme de l’Étranger.

L’imputation de complicité, si l’on en décharge l’Italie, on ne doit pas, pour cela, en charger la France. Si les Français, pendant un temps, soutinrent César, c’est qu’ils ne le connaissaient pas. Éblouis par sa faconde et par ses manières à la fois gracieuses et hautaines, endoctrinés par lui, à la Cour même de France, avant leur arrivée en Italie, ils furent longtemps victimes d’un effet d’optique, difficilement évitable, à cette époque, lorsqu’on voulait juger les choses de trop