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avait régné, les discordes avaient cessé, les exactions aussi, les crimes étaient punis, les peuples respiraient à l’aise : c’était l’âge d’or… Il termina en jurant de réparer, autant qu’il était possible, le mal qu’il avait fait. Les biens volés, il les rendrait. Qu’on lui donnât un peu de temps seulement… Il allait rendre à Guido notamment la Bibliothèque d’Urbino et tous les meubles, sauf les tapisseries de la Guerre de Troie, — il en avait fait présent au cardinal de Rouen, auquel il ne serait pas délicat de les redemander, — et quelques babioles restées en Romagne, à Forli. Enfin, pour conclure, il se mettait à la discrétion de son ennemi.

Il plaida bien, il plaida longtemps. Guido était un valétudinaire, affaibli par la souffrance. C’était un sentimental, attendri par l’excès d’humiliation où il voyait le plus intraitable des princes, celui qui avait dit : Aut Cæsar aut nihil ! C’était un lettré, ébloui par le feu de cette improvisation, — sans doute longuement méditée. Sa lassitude fut plus grande que son ressentiment. Il semble, aussi, par tous les traits de son ironie bienveillante, qu’il fût trop en avance sur son temps, trop dépouillé de la barbarie médiévale pour goûter dans toute son âpre saveur


Chè bello onor s’acquista in far vendetta…


Il dédaigna ce plaisir. Il embrassa le suppliant, lui promit d’intercéder, ou du moins de ne pas le charger, auprès de Jules II et le renvoya absous. La faconde et l’assurance des Borgia avaient, une fois encore, triomphé.

On a souvent tracé le portrait de César Borgia et, ici même, il en a paru un qu’on peut considérer comme achevé[1]. Il est un trait, cependant, sur lequel on a peu insisté d’ordinaire et qui paraît essentiel : c’est son extraordinaire faculté de simulation ou de crédibilité, quelque chose qui le hausse, ou le rabaisse, au niveau de Cagliostro et de Casanova, ou encore de ces femmes célèbres, en France, depuis Mme  de la Motte jusqu’à nos jours, pour les dupes qu’elles firent de juges, de princes ou d’hommes d’État. Qu’après avoir trompé Astorre Manfredi, César ait pu tromper Guidobaldo, Varano et tant d’autres, c’est

  1. Charles Benoist, César Borgia, I. La Préparation du chef-d’œuvre. (Revue du 1er novembre 1906.) II. L’Original du Prince, (Revue du 15 décembre 1906).