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succès, n’hésita pas à miser sur son jeu. Elle lui avança 4 000 ducats et lui promit des troupes, si besoin était. Après avoir dépêché un courrier à Fregoso, pour l’engager à s’en aller mettre de l’ordre à Urbino, où il supposait bien qu’il y aurait des troubles, le proscrit remonta dans sa gondole et reprit la direction de la « terre ferme. »

Le 27 août, il arrivait à San Leo ; le lendemain, il repartait pour sa capitale, où le peuple entier soulevé par un même enthousiasme se précipitait à sa rencontre. Des essaims d’enfans accouraient, agitant des branches d’olivier, chantant le « très heureux retour » du souverain ; arrivaient ensuite d’un pas tremblotant des vieillards qui pleuraient de joie, les hommes, les femmes, les mères avec leurs bébés, une foule de tout âge et de toute condition pêle-mêle. « Les pierres même semblaient exulter et bondir, » dit un témoin, sauf celles où les gamins étaient grimpés pour effacer consciencieusement, partout où elles avaient été peintes, les armes des Borgia. Guido recueillait, en ce moment, le fruit de toutes les peines que les Montefeltro avaient prises pour leur petit peuple. C’était le retour du roi d’Yvetot. Deux vieillards de quatre-vingts ans que l’âge avait rendus presque aveugles, voulant être bien sûrs de sa présence, se faisaient conduire vers lui, criant : « Attendez, Seigneur, attendez, nous voulons vous toucher ! » Un autre lui portait son fils et lui disait « des choses à faire pleurer les marbres les plus durs. »

De retour dans son palais, vidé de ses trésors par Borgia, mais plein d’amis, le duc vit défiler devant lui « toutes les dames de la ville et des environs, les plus nobles et les plus belles, précédées d’un tambourin, en signe d’allégresse. Même les dames du plus haut rang dansèrent dans la rue, » aux sons de cet instrument, qui fait mieux sans doute dans les hauts reliefs de Luca della Robbia qu’aux oreilles délicates. Pourtant ne le plaignons pas trop : ce qui dansait ce jour-là devant lui, c’étaient les figures mêmes qui devinrent divines après avoir été regardées par les yeux de Raphaël.

Pendant tout cela, que devenait César ? Le bruit de sa mort avait couru un peu prématurément. Il n’était pas mort, mais, dans l’opinion unanime, il était enterré. L’homme qui, avec les forces du Pape, ne contenait qu’à grand’peine la population d’Urbino et n’avait même pas pu réduire San Leo, ne semblait