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d’esprit, de grâce, de sentiment, il faut ce demi-étranger, ce quasi-Flamand de Watteau. Aventure, du reste, moins singulière qu’on ne présume : souvent l’étranger sensitif dégage vivement les traits qui échappent à l’indigène. Comme Greco à Tolède fonde l’école espagnole, comme van Dyck à Londres forme la peinture anglaise, ou comme Philippe de Champagne était arrivé à Paris pour y être le portraitiste de la plus pure race française, Watteau invente, crée le goût national, et donne à notre école, jusque-là trop romaine, l’art et le moyen d’être elle-même : il l’a francisée, mieux encore « parisianisée. » Il y a maintenant, après l’école de Versailles, qui n’est guère qu’un succédané de l’art des Bernin et des Piètre de Cortone, — une nouvelle « école de Paris, » comme il y a eu avant elle celles de Florence ou de Venise, d’Anvers ou de Madrid : et elle est pour une part immense l’œuvre du Flamand Watteau.

On fait tort à ce grand artiste de ne lui donner pour élèves que ses imitateurs, son compatriote Pater, dont il a fait le beau portrait qui est à Valenciennes, Lancret, Bonaventure de Bar. En réalité, pas une œuvre de notre XVIIIe siècle qui ne lui doive quelque chose. Notre école, qui pour l’habileté est la première du monde, il lui donne ce qui lui manquait encore : l’âme. Grâce à lui, la peinture de mœurs bourgeoises ou élégantes, le portrait, la décoration, la mythologie elles-mêmes, contiennent un élément qui n’y serait pas sans lui. Un plafond de Lemoyne, un trumeau de Natoire, une Chasse de Van Loo, une divinité de Boucher, même une bourgeoise de Chardin (voir la Dame cachetant une lettre), une fillette de Greuze, un portrait de Tocqué, et jusqu’aux merveilleux impromptus de Fragonard, respirent une volupté, une beauté poétiques qui sont chez eux un reste du génie de l’enchanteur. D’une goutte de son âme, il a transfiguré le siècle. Il lui a légué une vision, une manière idéale d’interpréter le réel, on ne sait quel sentiment aristocratique de la vie ; on peut dire que, sans lui, le siècle serait autre qu’il n’a été : c’est toute la peinture de « genre » à la française, ce sont les Baudoin, les Deshays, les Roslin, les Lavreince, tous les aquarellistes, gouachistes, dessinateurs, graveurs, miniaturistes, Eisen (de Valenciennes), Cochin, Moreau le jeune, Saint-Aubin, Debucourt, c’est toute une tradition de réalité élégante, dont nous nous trouverions privés.

Et il resterait à montrer dans toute cette école cent autres