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ne s’aime pas et le prélude périlleux des erreurs principales, d’où l’on revient las et blessé. Peut-être conviendrait-il de ne pas négliger ces remarques, si l’on avait à examiner la philosophie politique de M. France. Mais j’ai seulement affaire à sa philosophie générale, et dans la mesure où dépend d’elle sa critique de la littérature.

Il est à noter, d’ailleurs, que, si la politique de M. France a le plus vif élan vers l’avenir, son opinion littéraire procède avec beaucoup plus de précaution ; et, comme il a dans la littérature sa compétence la meilleure et sa maîtrise incontestée, peut-être n’est-ce pas en littérature qu’il a tort. En littérature, il n’encourage pas à tout hasard les novateurs. Les symbolistes et les décadens, qui lui offraient leurs vers de maintes syllabes et de syllabes sans nombre, l’ont déconcerté. Il leur répondait : « Voilà des vers faux. » Il ne songeait pas : « Le vers faux d’aujourd’hui sera le vers juste d’après-demain. » Les symbolistes et les décadens lui présentaient leurs poèmes ténébreux ; il ne disait pas : « Les ténèbres d’aujourd’hui seront après-demain la clarté. » Il avouait qu’à ce galimatias bizarre il ne comprenait rien. Et il se souvenait d’avoir écrit : « J’aime mieux sentir que comprendre ; » mais, à toute cette poésie énigmatique, il ne sentait rien. Plusieurs symbolistes pourtant furent de véritables poètes et qui s’avisaient d’une nouvelle musique de la pensée. M. Charles Morice tâchait de leur gagner la sympathie de M. France ; mais lui : « Oh ! que je voudrais être en communion avec la littérature nouvelle, en sympathie avec les œuvres futures ! Je voudrais pouvoir célébrer les vers et les proses des décadens. Je voudrais me joindre aux plus hardis impressionnistes, combattre avec eux et pour eux. Mais ce serait combattre dans les ténèbres, car je ne vois goutte à ces vers et à ces proses-là ; et vous savez qu’Ajax lui-même, le plus brave des Grecs qui furent devant Troie, demandait à Zeus de combattre et de périr en plein jour. » M. Maurice Spronck, dans ses Artistes littéraires, exposait la théorie de l’audition colorée, afin que le Traité du verbe de M. René Ghil ne fût pas tout inintelligible. M. France lisait tout cela et savait bien ce qu’on pensait lui démontrer : que « l’audition colorée détermine, dans les esprits doués pour l’art et la poésie, un nouveau sens, esthétique, auquel répond la poétique de la nouvelle école. » Mais l’aptitude à l’audition colorée lui paraissait « une névrose ; » et, les jeunes poètes, il les appelait « des malades. » La courtoisie l’engageait à citer sur-le-champ cet apophtegme de Jules Soury : « Santé et maladie sont de vaines entités. » Il préférait néanmoins la santé ; en fait de littérature, il ne