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ne suis point du tout un critique. Je ne saurais pas manœuvrer les machines à battre dans lesquelles d’habiles gens mettent la moisson littéraire pour en séparer le grain de la balle. » Mais si, mais si, la machine à battre a battu, bien battu !

Dans la préface de son tome quatrième, l’auteur de la Vie littéraire retourne à condamner les prétentions dogmatiques de la cri- tique. Vous argumentez ? Malheureux ! oubliez-vous les vanités du raisonnement ? Par le raisonnement, Zénon d’Élée a démontré que la flèche qui vole est immobile : « on pourrait aussi démontrer le contraire, bien qu’à vrai dire ce soit plus malaisé. » Mais vous possédez une esthétique ? « L’esthétique ne repose sur rien de solide. C’est un château en l’air. On veut l’appuyer sur l’éthique. Mais il n’y a pas d’éthique. Il n’y a pas de sociologie. Il n’y a pas non plus de biologie... » A défaut de biologie, pour fonder une sociologie, sur laquelle vous appuieriez une éthique, et puis une esthétique, vous parlez de tradition, de consentement universel ? « Il n’y en a pas... »

Royer-Collard, il me semble, disait qu’on ne fait point au scepticisme sa part. C’est qu’il ne se connaissait point en scepticisme. La difficulté n’est pas du tout de limiter le scepticisme : les moins adroits y réussissent le mieux du monde. La difficulté serait plutôt de mener le scepticisme un peu loin : les plus habiles n’y parviennent pas. Les plus habiles sont partis en badinant ; et vous les voyez encore sur la route, quand ils ne badinent plus : ils font signe que oui, ou font signe que non. Regardez leur allure : ce ne sont plus des gens qui baguenaudent. Ils affirment, ou nient. Mais leurs négations valent des affirmations : et le doute s’est évanoui.

A propos du beau livre de Victor Brochard sur les Sceptiques grecs, M. France a consacré des pages délicieuses à Pyrrhon d’Elis. Et Pyrrhon disait qu’on ne doit essayer ni de comprendre, ni de présumer : les sens nous trompent, et la raison. Le doute universel nous invite à la plus tranquille sagesse. On lui demandait : « Pyrrhon, pourquoi donc ne mourez-vous pas ? » Car on se figure, généralement, les sceptiques désespérés. Il répondait : « C’est que la vie et la mort sont tout de même indifférentes. » Un Grec de Byzance lui composa une épitaphe ; car il mourut cependant : « Es-tu mort, Pyrrhon ? — Je ne sais pas. » Dans l’incertitude, il vécut de cette manière : « Sur les bords charmans du Pénée, vallée fleurie où les nymphes viennent le soir danser en chœur, il mena l’existence d’un saint homme. Il tenait ménage avec sa sœur Philista, qui était sage-femme. C’est lui qui portait à vendre la