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temps-là, Leonardo Loredan, celui que Bellini a peint, face parcheminée de vieille femme dans un serre-tête de fine batiste et dont l’exact portrait fait la gloire de la National Gallery. Il lui expédia ce message : « Ceci est seulement pour faire savoir à Votre Excellence Sérénissime qu’après avoir enduré des dangers et des fatigues infinis, je suis de retour par la grâce de Dieu, sain et sauf, dans le territoire et les possessions de Votre Sérénité et que j’ai été reçu et salué très affectueusement par le magnifique messer Gian Paolo (Gradenigo, gouverneur général de Rovigo), et, s’il plaît b. Dieu, je pense être sans tarder à Venise, où je me considère comme dans ma patrie. J’ai cru bon d’avertir de tout ceci Votre Sérénité, à laquelle je me recommande toujours. De Rovigo, le 27 janvier 1503. Votre serviteur Guido, duc d’Urbino, manu propria.. »

Il se mettait en route après sa lettre et, quatre jours après, il était officiellement reçu par la Seigneurie. Tandis que sa gondole se rangeait à quai et qu’il mettait pied à terre, on vit s’avancer vers lui, comme dans les tableaux de Carpaccio, les délégués des Quarante et les Sages des Ordres, pour lui souhaiter la bienvenue. Une foule immense bordait les quais. Elle voulait jouir de ce spectacle, où elle retrouvait, comme au naturel, une scène de l’Enfant Prodigue : des vieillards imposans, en costumes cramoisis ; un jeune voyageur qui revenait sans avoir su changer en sceptre son bâton de voyage, dénué de tout, amaigri, épuisé; un accueil somptueux et paternel. On se salua. Après les premiers complimens échangés sur la Place Saint-Marc, le Duc, aidé par Sanuto qui lui offrait l’appui de son bras, gravit péniblement les marches de l’escalier célèbre. Il fut introduit dans la salle du Gonseil et s’assit auprès du Doge. Le fin profil de Loredan, aux lèvres serrées, au menton pointu, celui-là même qui apparaît aux pieds de la Vierge, dans la peinture de Gatena, à la salle dei Capi au Palais des Doges, doubla le profil assez semblable de Guido, tel qu’on le voit aux pieds de la Vierge dans le tableau de Timoteo Viti, à Urbino. Cette réception prouvait une fois de plus au monde que Venise savait, pour la défense du Droit, braver toutes les Puissances du continent, lorsque la défense du Droit coïncidait avec son propre intérêt.

Les sénateurs étaient curieux d’entendre le proscrit. Ils le prièrent de leur raconter son histoire. Alors il parla. Il dit les