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par les courtoisies et les cliatteries du Maître, chacun d’eux encadré par deux âmes damnées chargées de l’amuser et de lui dissimuler les jalons suspects de la route, ils étaient entrés dans Sinigaglia. Une fois là, on les avait arrêtés : deux d’entre eux étaient étranglés sur-le-champ, deux autres laissés en vie, mais pour peu de temps. Au même moment, à Rome, Alexandre VI faisait venir au Vatican et arrêter le cardinal Orsini, et en même temps, l’archevêque de Florence et le seigneur de Sainte-Croix, et le monde diplomatique comprenait fort bien qu’il était résolu, in petto, à les faire mourir. Voilà ce que César faisait des traités qu’il venait de signer et dont l’encre était à peine séchée[1].

En apprenant ces nouvelles, Guido jugea qu’il fallait mettre au plus vite de la distance entre lui et les troupes pontificales et tirer pays. Mais où aller ? Venise était bien loin et la voie directe interceptée. À défaut de Venise, il y avait alors, à Pitigliano, près du lac de Bolsène, un condottiere des Vénitiens, le comte Niccolo Orsini, couvert par la protection de la Seigneurie et qui lui donnerait volontiers asile. Il quitta donc Città di Castello, en compagnie de l’évêque Vitelli son ami, peu rassuré lui-même sur les intentions de César, et gagna Pitigliano. Mais l’asile n’était guère sûr. Il n’était pas plus tôt arrivé que le Pape demandait qu’Orsini lui livrât le fugitif. Le bouclier de Saint-Marc était bien lointain, l’épée du Pape était bien proche. Le duc se résigna donc à repartir, malgré les accès de goutte qui le torturaient sans cesse, et cette fois vers le Nord pour tenter de gagner Mantoue.

Il aurait voulu faire une partie du voyage par mer et s’embarquer vers Talamone. Mais on ne put lui trouver un brigantin. Force lui était donc de reprendre la route des montagnes. Il la prit. Comme il atteignait Montefiore, le comte du lieu lui dépêcha son secrétaire pour l’accompagner. Chevauchant toute la nuit, ils longèrent les murs de Sienne : ces ceintures crénelées de villes moyenâgeuses sont charmantes à voir dans un tableau de Primitif, jetées comme un chapelet de tourelles sur le coussin inégal des collines, mais au mois de décembre, et la nuit pour le fugitif, anxieux des embuscades,

  1. Cf. Charles Benoist, César Borgia, II. L’Original du Prince, dans la Revue du 15 décembre 1906, où l’analyse très détaillée de l’évènement est faite à l’aide des deux récits de Machiavel, qui se complètent l’un l’autre.