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quatre copistes pour l’enrichir ; les œuvres d’art, tapisseries, vaisselles d’or et d’argent, statues antiques et modernes y e’taient abondantes et d’une beauté rare. César se souciait fort peu des Antiques, mais il en connaissait la valeur marchande et se gardait bien de la laisser perdre. Le pillage fut méthodiquement organisé, les mesures prises pour que rien ne s’égarât en route, semble-t-il, ni ne fût gâté. Des files de mulets, chargés de trésors, descendirent de la montagne et s’acheminèrent vers Forli ou vers Rome, emportant un butin qu’on peut évaluer, au moins, à six millions de francs. Comme les soldats, mis en goût par cette opération, commençaient à piller pour leur propre compte, César les fit sortir de la ville et camper près de Fermignano. La vue du désordre lui était insupportable. Ses admirateurs ont loué, en lui, un certain esprit d’équité dans le gouvernement de ses États, et en effet il faut reconnaître qu’il ne tolérait aucune injustice qui ne lui fût pas profitable. Comme tels grands artistes qui ne veulent pas d’élèves, il ne pouvait souffrir chez les autres les crimes dont il donnait de parfaits modèles. Dans cet esprit, il épouvantait les malfaiteurs autant que s’ils eussent été d’honnêtes gens et punissait, avec la plus grande cruauté, tout acte de « cruauté indisciplinée. »

À Urbino, une seule chose le tourmentait et lui gâtait son triomphe : n’avoir pu faire étrangler Guidobaldo. « Le mort ne mord point, » dit un proverbe français du xvie siècle. C’était son avis. Aussi ne pouvait-il pardonner à ceux qui avaient laissé échapper sa proie. Parmi ceux-ci, était un certain Pier Antonio, familier de Guido. Ce Pier Antonio avait persuadé à son maître de satisfaire à toutes les demandes de César : il avait donc livré le duché, mais il n’avait pas livré le Duc. Il fut décapité avec Dolce sous couleur « d’avoir conspiré contre le Souverain Pontife. » Ces deux malheureux furent à peu près les seules victimes de Borgia en la circonstance. Pour les autres Urbinates, il ne toucha pas « un cheveu de leur tête, » — et il s’en vanta hautement. Ils n’étaient point très difficiles à gouverner. Les Montefeltro les avaient habitués à un régime libéral et ordonné. Avec César, ils n’avaient pas la même liberté, mais, à part les exactions des soldats, ils jouissaient du même ordre. Ils se soumettaient donc à César.

Pendant ce temps, Guidobaldo se morfondait à Mantoue,