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four avant qu’on ne desservît ; mais je m’arrêtai interloquée, car il y avait encore un convive attardé dans la pièce, un homme blond, beau, qui me sembla d’abord tout jeune, et à qui je trouvai l’air las et épuisé, après l’avoir regardé plus attentivement : je le verrai toujours, il tenait un verre, et il buvait lentement, la tête renversée en arrière, sa main tremblait : c’était Musset. »

L’image de ce Musset vieilli, dont la main tremblante tient un verre, n’est-elle pas saisissante ? Entre celui-ci et le blond Cœlio, auréolé de grâce et de jeunesse, poète de la légende, des années ont coulé ; la vie, si belle pour lui au début, l’a fait souffrir et blasphémer, et puis, dans sa vie, une femme a passé : — est-il besoin de la nommer ?


Il la rencontra pour la première fois à un diner offert à ses rédacteurs par F. Buloz, diner qui eut lieu chez Lointier, et non aux Frères Provençaux, comme on l’a tant de fois écrit. Depuis, tout les réunit, le hasard, leur désir, et enfin leur destinée : On n’échappe pas à sa destinée. Il est aussi difficile de séparer leur histoire, à cette époque, que de la séparer de celle de la Revue. F. Buloz joua souvent ici le rôle de confident et de Mentor, peu écouté, il est vrai ; il aimait fort les deux antagonistes, et les blâmait fréquemment tour à tour ; mais ils trouvèrent en lui cette chose rare et précieuse : un ami, car c’est à lui qu’ils eurent recours, quand leur amour sombra dans la détresse...

L’année 1833 avait apporté à la Revue la collaboration de George Sand.

Sa gloire se levait à peine. Elle habitait depuis peu de temps Paris, sur le quai Saint-Michel, dans un modeste cinquième, avec sa fille Solange. Elle commençait à écrire, sous le patronage un peu rude de Delatouche, rédacteur en chef du Figaro, et disait : « Si j’avais 1 500 francs de plus par an avec ma pension, je ne demanderais plus rien au ciel, — pas même une barbe [1]. »

En attendant, habillée en homme, elle court Paris avec ses amis, Delatouche, Sandeau, Alphonse Fleury ; elle mène une

  1. Histoire de ma vie.