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J’entends : tout ce qui compte dans le peuple allemand. Car en Allemagne, quelque extraordinaire que cela puisse nous paraître, il y a des classes dirigeantes et des classes qui, de leur plein gré, se laissent diriger [1]. Quelques protestations isolées, que le gouvernement allemand ne voit pas d’un mauvais œil, puisque sa censure les épargne, ne doivent pas nous faire concevoir à cet égard la moindre illusion. Le peuple allemand se révoltera peut-être le jour où il sentira passer le vent de la défaite. Mais tant que ses dirigeans tiendront le succès, ou les apparences du succès, il étonnera le monde par sa docilité.

Or, aujourd’hui comme en août 1914, ces dirigeans, hobereaux agrariens, intellectuels, financiers, industriels et, avant tout, militaires, ne comprennent la paix allemande que comme la consécration de la Weltpolitik et le commencement de la domination universelle. Depuis plus de dix ans, ceux des Français qui sont allés en Allemagne et qui savaient regarder autour d’eux et écouter, nous ont prévenus que l’opinion allemande était partie à la conquête du monde : Deutschland über alles in der Welt. Depuis le début de cette guerre, quantité de documens ont été publiés, montrant combien est fort et combien répandu chez nos adversaires le désir ou le besoin de nouvelles annexions. Il n’y a pas lieu d’insister ici sur les causes matérielles de cet état d’esprit. Mais si l’on admet, avec tout le monde civilisé, qu’il y a trois ans et demi le peuple allemand a entrepris de propos délibéré une guerre de conquête, on ne peut s’étonner qu’il ait été ressaisi tout entier par ses rêves les plus ambitieux, dès que l’effondrement russe lui a offert un moyen de les réaliser. On doit conclure aussi que toute paix future ne sera qu’une simple trêve, si elle n’enlève pas au peuple allemand la possibilité de reprendre les conquêtes interrompues.

Les négociations de Brest-Litovsk ont prouvé jusqu’à l’évidence qu’en Allemagne le haut commandement impose ses directives au chancelier. Le contraire seul eût pu nous surprendre, car nous savons, ou nous devrions savoir, qu’en

  1. «... Nos ennemis parlent d’affranchir le peuple allemand de la tyrannie de ses autorités. Nous ne pouvons qu’en rire. Le mal vient de l’extrême docilité de beaucoup d’Allemands, qui ont à l’égard des autorités une attitude apathique et n’ont aucun désir d’avoir une responsabilité personnelle dans les affaires du pays... » (Discours prononcé le 14 décembre 1917 par le prince Max de Bade à l’ouverture de la session de la Chambre des seigneurs badoise.) Les rares esprits libéraux qui existent en Allemagne pensent sur ce point comme le prince Max de Bade.