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crie : « C’est le cadavre d’une femme ! » Cette femme porte une fourrure opulente, des bagues précieuses, un petit sac. Le capitaine fait hisser le cadavre et vide le sac. Mais quand il découvre le nom de sa victime — Mabel Road, née Mabel Withcombs — il devient fou, parce qu’il n’est autre que ce capitaine Stirn, qui faillit épouser la belle milliardaire.

n perd la raison et le reste du roman est consacré au tableau de sa démence. Cette folie est elle-même un peu folle.

Le capitaine Stirn, — c’est la forme que revêt sa manie, — s’incarne successivement dans une foule de personnages, victimes de l’ambition allemande. Et sa folie s’exprime en dialogues vaguement puérils avec Mabel Road : « De quels vêtemens m’affubles-tu, Mabel ? — Je te revêts d’un costume de moujik. — Qui suis -je, Mabel ? — Tu es le moujik Ivan Mirsky, tu appartiens à l’armée du Naref . » Et, sur sa couchette d’hôpital, le capitaine Stirn fait le geste de creuser une tranchée, mais il se borne à égratigner son drap de lit.

Le capitaine Stirn est ensuite un curé belge dans un village de Sambre-et-Meuse, puis il est le fusilier polonais Prohaska, le maître d’école Kasparin Zohrab, chrétien de Turquie, persécuté, supplicié. On admire les connaissances de ce fou en histoire, en géographie, en politique. On s’étonne de la succession régulière mais fort monotone de ses incarnations. Il y a trop d’ordre dans ce désordre. On est las de ce défilé avant qu’il ait pris fin.

Le capitaine se croit un puissant monarque jouant au ballon avec la vie de ses sujets. Il est un aviateur. Il est Isaïe, fils d’Amos, prophète en Israël. A ce titre, il descend dans l’abîme et contemple face à face l’Ame de notre temps, fécond en maléfices. Sous la forme d’une femme nue assise sur un trône d’escarboucles, l’Ame de notre temps profère des paroles apocalyptiques que le héros de M. Stilgebauer vocifère en se vautrant sur sa couche. Il emprunte encore la forme du roi David dans une scène abracadabrante où il se rencontre avec Chronos. Des entretiens fumeux résultent de cette collision entre l’Ancien Testament et la mythologie grecque. Enfin le capitaine Stirn est saint Jean l’Évangéliste à Pathmos. C’est l’avatar suprême. Il rend l’âme après ce dernier effort. En vérité, il était temps.

Les romans de M. Stilgebauer peuvent ne pas plaire à tout le monde. Ils ont plu à beaucoup de monde et pas seulement en Allemagne. Inferno a été traduit depuis dix-huit mois dans cinq ou six langues. Les délicats protestent, mais M. Stilgebauer, d’un doigt triomphant, montre aux vitrines des marchands la pile de ses livres.