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du navire. Nous apprenons à connaître de singuliers personnages, mais la plus étrange figure du bord est celle de M. de Chatelanard, surnommé d’une seule voix saint Jean-Baptiste.

M. de Chatelanard est un pécheur repenti devenu président de la Society of christian science de Philadelphie. Il porte des cheveux longs, une robe longue et tient de longs discours. La suprême vertu est, à ses yeux, la volonté et « quiconque possède une ferme volonté l’impose aux autres : c’est le secret du monde. » Fort de sa volonté, il se livre à des expériences spirituelles qui parfois réussissent et parfois ne réussissent pas. Il exploite en faveur de cette rénovation morale qu’il prêche la peur qui règne parmi les voyageurs. Il obtient un magnifique résultat avec la passagère la plus en vue, lady Mabel Road. Mabel Road s’appelait, de son nom de jeune fille, miss Withcombs. Ses millions, ses beaux cheveux blonds, sa grâce américaine faisaient d’elle le point de mire de tous les épouseurs. Les étrangers n’étaient pas les moins empressés. Et peu s’en fallut que miss Withcombs n’épousât un certain capitaine Stirn, officier dans la marine allemande, alors qu’il faisait un stage à l’ambassade de Washington comme attaché naval. Tout bien pesé, cependant, miss Withcombs découragea ce marin allemand pour épouser un diplomate anglais. C’est en qualité de passagère à destination de la Grande-Bretagne qu’elle se trouve à bord du Gigantic. Elle tremble pour son mari, elle tremble pour son bébé. Seul, M. de Chatelanard réussit à la calmer.

Saint Jean-Baptiste a moins de succès avec deux autres personnages considérables, mais suspects, deux hommes d’affaires qui se sont enrichis en Amérique par des opérations scandaleuses, qui continuent de s’enrichir à la faveur de la guerre et qui rentrent en Europe après fortune faite. L’apôtre les invite à mener une vie frugale et pure, mais il ne recueille que leurs sarcasmes. Il recourt alors aux moyens violens. Instruit des pièges que l’un des malandrins tend à la vertu d’une jeune et belle passagère, M. de Chatelanard applique ce pouvoir d’exercer sa volonté à distance qui est son précieux apanage. Le malandrin se tranche les artères et. meurt, saigné à blanc, en s’efforçant, dans un accès de délire, d’ouvrir le hublot de sa cabine.

Les propos consolateurs et les actes justiciers du saint homme ont fait de lui l’idole du bord. Aussi laisse-t-il une grande angoisse derrière lui, le jour où il quitte le Gigantic et prend place dans un bateau-poste français venu à sa rencontre. Lady Road tombe en pâmoison à la vue de son directeur de conscience qui s’éloigne. Un