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et Montbel entre chez M. Ruffat, un ancien avocat au parlement, qui prend des pensionnaires et donne des leçons de latin. À onze ans, le futur homme d’État fait des vers, écrit une tragédie sur Charlotte Corday et, à partir de 1803, se consacre exclusivement à l’étude des beaux-arts. Il n’en fallait pas davantage, en ce temps reculé, pour devenir Grand Maître de l’Université et ministre de l’Intérieur[1].

Pour changer de milieu social, suivons le fils d’un magistrat qui n’est point des ennemis du nouveau régime. À l’âge où l’on joue aux billes, le bambin est membre du club révolutionnaire de sa ville natale : il y pérore, apostrophant les rebelles émigrés, menaçant de mort les aristocrates, maudissant les prêtres hypocrites. Le voilà pourtant en route, à douze ans, avec un ci-devant gentilhomme qui fuit l’échafaud. Où vont-ils ? Ils n’en savent rien ; ils s’arrêtent en un lieu champêtre et solitaire, vivent dans une chaumière à la Rousseau, herborisant, étudiant la conchyliologie, lisant beaucoup, du latin, de l’espagnol, de l’italien, du français, de l’anglais, pêle-mêle. L’enfant voit de près, dans une ville d’Alsace, les terroristes et la guillotine, rentre malade chez ses parens, se prend de passion à la fois pour Werther et pour l’arithmétique, ambitionne, sollicite et obtient le poste de secrétaire du chef d’escadron de la gendarmerie, pense à se faire trappiste et est enfin nommé adjoint au bibliothécaire municipal de son chef-lieu. Il a dix-sept ans : il a tout appris et ne sait rien ; — peut-être conviendrait-il mieux d’écrire qu’il sait tout et n’a rien appris. — Bientôt dégoûté de la province, il part pour Paris, y publie un roman et une Bibliographie des Insectes, œuvre de bénédictin qu’il a écrite par délassement ; puis il est mis en prison pour des vers que la police du Consulat juge subversifs, se croit devenu conspirateur, se réjouit d’être traqué comme un personnage de mélodrame, joue au fugitif, quêtant des gites de hasard et collectionnant les coléoptères. Dans la petite ville où il se réfugie, il devient amoureux de quatre femmes, — la mère et les trois filles, — épouse l’une de celles-ci et rencontre par hasard un Anglais millionnaire qui le prend comme secrétaire et promet de lui assurer un opulent avenir : bel appartement, le vivre, un ou deux domestiques, un cabriolet, un cheval !… Ce défi à

  1. Souvenirs du comte de Montbel, p. 7 à 17.