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UNE ÉTOILE PASSA…

A ce moment, quelqu’un, soit par étourderie, soit par taquinerie, demanda :

— A propos, savez-vous ce que devient Brigett Nichol ? On dit qu’elle a loué dans le pays.

Benjamin pâlit et, sans me regarder, — mais certainement pour moi, comme pour me supplier de ne pas insister davantage, — parvint à dire d’assez bonne grâce :

— Mon Dieu ! Ce n’est plus à moi qu’il faut demander ces choses-là. Du temps que j’étais en faveur...

Il essaya de rire, sa phrase s’acheva en grimace. Je lui serrai la main, en promettant de revenir après être passé voir nos amis de la brigade.

Le village de T... est un des plus tristes bourgs de la vallée de l’Ornain, au bord du canal et de la grande route de Bar-le-Duc à Toul. Une petite place carrée plantée d’une charmille de tilleuls, encadrée de grosses fermes et de rares habitations bourgeoises ; pour le reste, une agglomération sans ordre de ces basses maisons lorraines, toutes en profondeur et en méfiance contre le froid et les périls d’une province séculairement en proie aux invasions. Mais près de l’église, au bout d’une ruelle, on découvre subitement un petit pavillon assez dissimulé, derrière un mur à porte cochère, et qui semble, au milieu de ce village mal tenu, un pur joyau de la Régence. Quel receveur des tailles, quel magistrat de la cour de Bar a fait bâtir ici cette « folie, » comme on disait alors, afin d’y abriter ses fredaines loin de Madame la Receveuse ou de Madame la Présidente ? On ne peut que lui savoir gré de la fantaisie qui fait trouver à l’improviste, dans un coin de village sordide, ce ravissant chef-d’œuvre où respire tout l’art d’un Boffrand ou d’un Héré. On entre directement dans un salon spacieux, coiffé d’une coupole à huit pans, rappelant un peu la fameuse « Table ronde » de Sans-Souci, et lambrissé de belles boiseries où s’encadrent des scènes de la Fable, peintes par quelque Coypel rustique. Ce pavillon secret, acquis depuis peu par la commune, sert aujourd’hui de presbytère ; le curé n’a pas pris ombrage .des métamorphoses d’Ovide. Depuis la guerre, on y héberge des officiers, et c’est là que logeait la brigade.

Je trouvai dans le salon nombreuse compagnie et atmosphère joyeuse : le brigadier traitait ses officiers supérieurs et arrosait les croix des nouveaux décorés. J’arrivais à point.