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nous n’a fermé l’œil. Il y a, par wagon, un seau pour nos besoins. Nous étouffons, l’air, qui ne nous arrive que par une petite lucarne grillagée, est irrespirable... Allenstein. Les Russes, leur victoire, puis leur retraite... Nous passons en vue des fameux lacs de Masurie. Pays étrange : une succession de cônes de terre de toutes dimensions, dispersés de tous côtés. Eylau, Thorn. Le jour décline, nous n’avons pas une fois mis pied à terre. Le seau est plein depuis longtemps et les cahots en renversent sur nous à chaque instant le contenu. Il n’y a plus moyen de supporter le supplice de cette infection. A grands coups de ciseau à froid et de marteau, l’un de nous ouvre un jour dans le plancher du wagon. Quelques trous dans la paroi qui fait face au vent : enfin, il entre un peu d’air respirable ! Un sac de prisonnier de guerre est plein de ressources... Bromberg. La nuit encore. Enfin une soupe. Mais on ne nous laisse pas descendre de wagon... nous parvenons à lancer le maudit seau par-dessus bord. Insomnie cruelle. Les membres ankylosés, gelés... Nous avons côtoyé plusieurs camps de prisonniers. D’abord, nous ne comprenions pas le bizarre tableau que nous avions sous les yeux. Des successions de tas de sable, à intervalles réguliers, entourés de fils barbelés, avec des sentinelles. C’est qu’ici, dans ces plaines de Prusse, les baraques sont enfoncées dans le sable : il faut descendre en terre pour y pénétrer ; une ou deux lucarnes affleurent le sol ; le toit fait un gros tas de sable, que le vent bouleverse. Songer que des hommes passent l’hiver dans ces tanières !

Kreyz. La journée est interminable. Vers le soir, un désert de sable : pas un village, pas une ville, quelques bois de sapins noirs ; puis brusquement, sans transition : Berlin, Nous arrivons par le Nord, nous contournons lentement la ville, par ses faubourgs. Un entassement de hautes maisons, d’énormes monumens avec des dômes, des colonnades, des allures de cathédrales gothiques, le tout peint en rouge, jaune, gris ; le royaume de la laideur et du mauvais goût ; mais aussi, et notre cœur se serre à le constater, du labeur et de l’activité disciplinée ; car voici des usines, d’énormes réservoirs pareils à des champignons, des ateliers tout grouillans de travailleurs... La nuit vient, nous nous éloignons de la ville au-dessus de laquelle monte une lourde buée, tandis que les lumières s’allument. Nous faisons route vers le Sud...