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l’adolescent peut voir chez eux Condorcet, l’abbé Maury, d’Alembert, Marmontel et l’abbé Delille. Car c’est un fait à remarquer qu’à ce futur « ultra, » royaliste forcené, champion fanatique du trône et de l’autel, — au point que Louis XVIII lui-même, grand amateur de calembours et d’à peu près, le surnommera Monsieur de Frénésie, — on s’est ingénié, alors qu’il était enfant, à inspirer la vénération des incrédules et à imposer les leçons des philosophes. Quand il avait neuf ans, sa mère a voulu qu’il s’entretînt avec Voltaire, en séjour d’apothéose final à l’hôtel de Villette, rue de Beaune. On n’entrait point facilement chez le patriarche ; mais Mme de Frenilly comptait sur la grâce de son fils pour forcer la porte close de l’idole. Durant huit jours, elle lui bourre la tête de plusieurs centaines de vers extraits de Mérope, de Zaïre ou de la Pucelle, de façon qu’il soit en état de répondre par une citation flatteuse à toutes les questions prévues du grand homme. On lui met un habit vert pomme doublé de satin rose, des bas de soie, une épée au côté et on le dépose au Pont-Royal en lui indiquant la maison où il doit pénétrer par surprise. Il entre dans la cour, s’enfile dans un petit escalier, ouvre une porte et se trouve face à face avec un grand squelette enseveli dans un large fauteuil, et dont le crâne est couvert d’un bonnet de fourrure. « Oh ! le joli enfant, dit une voix caverneuse, — celle du squelette. Comment vous appelle-t-on ? — Monsieur, je m’appelle Frenilly, répond le jeune visiteur à la mémoire duquel toutes les citations si laborieusement entonnées échappent instantanément. — Et qui est votre père ? — Pas un vers pour répondre à cette question. — Monsieur, il est receveur général. » Sur quoi il salue, sort à reculons, non sans jeter un regard de regret sur un énorme gâteau de Savoie dont il n’ose demander une tranche… Et le lendemain, le Journal de Paris imprimait que, — prodige de l’esprit nouveau ! — un enfant presque en bas âge s’était échappé de ses langes pour aller rendre hommage à Voltaire[1].

Arrivé à l’âge mûr, devenu député et pair de France, Frenilly traitera ce même Voltaire « d’homme fatal qui ne mérite que mépris et aversion » et considérera comme des fous ou des criminels tous ces philosophes dont on a pris soin de lui

  1. Souvenirs du baron de Frenilly, publiés par M. Arthur Chuquet, 16, 17, 18, et, pour ce qui précède, passim.