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chose à noter, — un grand désir de s’instruire, il prend au hasard des maîtres de tout : un maître de danse, un maître de violon, un maître « à écrire, » un maître de guitare, un maître de vielle…[1] Tel est l’usage d’alors ; « les maîtres, » comme les précepteurs pullulent : « Il y en a de toute espèce : pour l’hébreu, pour l’anglais, pour la théologie, pour l’écriture, pour la musique, pour le bon ton, pour tous les jeux possibles. Ils courent le matin, battant tous les quartiers. C’est un spectacle assez plaisant de voir, dans la même antichambre, un maître d’échecs et de tric-trac et un maître d’histoire attendre vis-à-vis l’un de l’autre le réveil de M. le marquis ; le musicien qui doit leur succéder fait crier le violon qu’il accorde sur le perron de l’escalier[2]. » De ce pêle-mêle ahurissant, Dufort recueillera des fruits inattendus : tact, esprit, délicatesse, courage civique, culte fervent des lettres et de l’étude ; il s’acquittera, en diplomate avisé, des difficiles fonctions d’introducteur des ambassadeurs et écrira des Mémoires qui comptent parmi les plus charmantes autobiographies que nous ont laissées les lettrés du XVIIIe siècle.

Un autre mémorialiste qui doit à la publication posthume de ses Souvenirs le renom de conteur émérite et de spirituel écrivain, le général baron Thiébault, lui, reçut tout de la nature, car, jusqu’à dix-huit ans, il n’apprit rien, absolument rien : son père, éducateur éminent et expérimenté, ne le mit dans un aucun collège, ne lui donna aucun maître ; sa jeunesse n’eut pas d’autre directeur « qu’un petit drôle de vingt ans qui, à vingt sols par jour, venait trois fois la semaine, durant six mois, » sous prétexte de donner à l’enfant des leçons de latin, lui parler « de sornettes et de polissonneries. » Son instruction ainsi terminée, Thiébault savait quelques vers de Racine, jouait parfaitement du violon qu’il avait appris seul, et sifflait à miracle, au point d’illusionner les rossignols eux-mêmes, qui, le prenant pour un confrère, répondaient à ses modulations. Comment ce jeune homme si bien doué réussit-il à obtenir « avec distinction » le diplôme de bachelier en droit ? C’est une énigme dont il garde la clef, notant cependant que son père, justement inquiet du résultat de cette bravade, avait envoyé, la veille de l’épreuve, aux examinateurs, « une caisse

  1. Mémoires de Dufort de Cheverny, I, 15.
  2. Tableau de Paris, 1785, II, 122.