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probable qu’avec Corneille, Racine, Molière, Pascal, Bossuet, La Bruyère, on a déjà toutes les remarques essentielles sur la nature humaine, sur l’homme religieux, l’homme politique, l’homme social. Et il faut avouer que ces réflexions, ces observations, ces peintures, même ces lieux communs, ayant rencontré là, pour la première fois, une expression à peu près parfaite, gardent une fleur, une saveur, une plénitude, une grâce ou une force qu’on n’a guère retrouvées depuis. Il n’est donc pas déshonorant de s’en contenter ; et il est, au surplus, délicieux d’y revenir par le plus long, j’entends après avoir joui des enrichissemens ajoutés par les âges récens à ce trésor primitif et essentiel. » Je ne vois guère d’autres changemens, au cours des huit volumes des Contemporains, dans les idées littéraires de Lemaître. La constance m’y paraît beaucoup plus frappante que la frivolité à laquelle il prétendait.

Et il se défendait déjuger. C’est pourtant ce qu’il a fait sans cesse. Mais il l’a fait avec une infinie précaution, sans lubies certainement et, — relisez-le, — sans fautes. Ses jugemens, après maintes années, après la mode et la vogue et les événemens, ont bien l’air de rester vrais ; et l’on doit supposer qu’ils le resteront. Ses jugemens n’étaient que des impressions, disait-il : non point furtives, mais étudiées. Et plus encore qu’étudiées, soumises au goût le plus parfait, le mieux formé à l’intelligence de l’art, de la pensée et de la rêverie française. Quand Lemaître conseille à J.-J. Weiss de se fixer et de ne pas vivre en un perpétuel vagabondage de l’esprit, le moyen ? se mettre d’accord avec les honnêtes gens, et lettrés, de son temps et de son pays. Ce qui a donné à Lemaître la justesse exquise de ses impressions et de ses jugemens, c’est l’accord intime où il était avec l’âme française, ancienne et nouvelle, et celle-ci continuant celle-là plus fidèlement qu’on ne l’imagine. Voilà son secret et, j’allais dire, sa méthode : ou plutôt voilà ce qui le dispensait d’avoir une méthode. Sans autre méthode et cédant aux impulsions de la spontanéité la plus charmante et sûre, il s’est enchanté à loisir des merveilleuses délices de la littérature ; néanmoins avec une inquiétude qu’il notait déjà en 1894 : « N’est-ce pas fini de rire ?... » Beaucoup plus tard : « Désenchanté des jeux de la littérature... » Et il est mort dans les jours mêmes où décidément finit le rire ou le sourire de la vie anodine, amusée de littérature.


ANDRE BEAUNIER.