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instant différentes ; mais le miroir aussi change : « et quand, par hasard, la même œuvre revient, elle n’y projette plus la même image. » Que faire ? Il convient de renoncer aux doctrines, ou du moins de renoncer à les prendre pour ce qu’elles ne sont pas, à les prendre pour des réalités incontestables. Lemaître les appelle des préférences immobilisées.

Mais pourquoi ne pas immobiliser-vos préférences ? Ne pouvez-vous choisir, entre elles, celles qui, un jour de lucidité favorable, vous auront semblé les meilleures ?… — Je veux bien, répond à peu près Lemaître : seulement, je ne serai plus sincère !… Il avait les plus ingénieux scrupules de la sincérité. Il se méfiait de ses jugemens et craignait d’y mêler l’opinion courante, d’y mêler même le souvenir de son ancienne opinion. Et il s’amusait à glorifier les doctrinaires : « Certains esprits ont assez de force et d’assurance pour établir ces longues suites de jugemens, pour les appuyer sur des principes immuables… » Mais, à peine glorifiés les doctrinaires, il vous les invite à la modestie : « Ces esprits-là sont, par volonté ou par nature, des miroirs moins changeans que les autres ; et, si l’on veut, moins inventifs, où les mêmes œuvres se reflètent toujours à peu près de la même façon. » Bref, les doctrinaires ont une espèce d’infirmité qui les engage et les oblige à être doctrinaires. Ce sont de pauvres gens, et qui seraient bien empêchés de n’être pas doctrinaires. Il ne faut pas leur reprocher leur doctrine ; mais il ne faut pas les en féliciter : leur doctrine résulte, malgré eux, ou avec leur consentement inévitable, de la pauvreté de leur imagination.

L’imagination d’un critique ?… Mais, quoi ! le critique n’est-il pas là pour comprendre et juger les œuvres ? Cette tâche demande assurément de l’esprit, du goût, de la sensibilité. De l’imagination ? C’est dangereux. S’il a de l’imagination, le critique ajoutera ses fantaisies à l’œuvre qu’on lui soumet ; ce n’est pas l’œuvre qu’il jugera, mais une œuvre illusoire et que son imagination lui aura suscitée… Lemaître se moque de ces objections. Il n’entend pas que le critique soit réduit au métier déjuge, avec le seul devoir de l’impartialité ; il n’entend pas que le critique soit une balance, et qu’on a toujours peur de fausser : l’imagination fausserait la justesse de l’esprit ?… C’est un vieil usage, et répandu par les auteurs que les critiques ont offensés, d’opposer aux critiques les « créateurs ; » et le plus frivole des romanciers surpasserait le plus fameux des critiques parle fait de sa « création. « Sainte-Beuve a protesté là contre ; et pourtant il