Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marécages. Deux sont revenus après d’extraordinaires difficultés dans les lignes de tranchées allemandes, et, une nuit, sous le feu des troupes, ont été capturés dans la dernière tranchée avancée. Deux autres, partis après un intense bombardement entendu vers Dunabourg (Dvinsk en russe) sont restés trois semaines dehors, espérant une avance russe. Cachés à la lisière d’une impénétrable forêt de hauts sapins, ils ont vécu en sauvages. Dans des tranchées russes abandonnées ils ont péché la grenouille. Puis leur provision d’allumettes s’est épuisée, la pluie est venue, ils ont perdu espoir, le cafard les a ramenés vers nous et, un beau soir, ils sont rentrés, au nez des sentinelles.

Pour tous, c’est le poteau et la prison pendant vingt et un jours. Le poteau, ici, est un affreux supplice. Les bras sont ramenés derrière le dos, puis, avec une corde, attachés plus haut que la tête au sommet du poteau. Le corps, penché en avant, pèse ainsi de tout son poids sur les bras retournés ; les pieds, liés aussi, touchent à peine terre. Généralement, le malheureux, au bout d’une heure et demie à deux heures de cette véritable mise en croix, s’évanouit.

Pendant la période des pluies diluviennes, deux d’entre nous, ainsi martyrisés, n’ont repris connaissance qu’au bout de deux heures... pour aller en prison.

Pour ces occasions, nous sommes tous enfermés dans le baraquement. Par les fentes des planches nous suivons le drame, et il faut rester muets, car les sentinelles veillent.

Deux de nos camarades sont devenus fous. Le premier est tombé dans l’insensibilité et l’inconscience absolues ; rien ne peut le tirer de sa léthargie : il est à l’hôpital. L’autre, un homme de quarante ans, voit sombrer sa raison de jour en jour, et, ce qui est le plus douloureux, suit les progrès du mal. Il est avocat ; par momens, il cause et discute en homme instruit et bien disant, puis il saute dans les plus folles extravagances, se répand en longs discours de démence. Je le revois, grand et maigre, avec son binocle au bout du nez : les sentinelles se font de lui un jouet et le harcèlent sans cesse : « Advokate, advokate ! » Il est atteint du délire de la persécution, et hanté par le désir de posséder une paillasse. Puis il a des crises de larmes lamentables. Ce matin enfin il a pu être envoyé à la visite et a été évacué.