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Cependant d’un autre côté se levaient des nuages menaçans. La politique russe en Extrême-Orient amenait la Russie peu à peu et fatalement à une collision avec le Japon, soutenu par l’Angleterre et l’Amérique. Le comte Lamsdorf n’était aucunement partisan de notre action exagérée en Mandchourie, en Chine, en Corée. A deux fois dans le courant de l’année qui précéda la fatale rupture, le ministre des Affaires étrangères offrit sa démission ; elle ne fut pas acceptée ; et le comte Lamsdorf, imbu des traditions du dévouement le plus absolu envers la personne de son souverain, ne se crut pas en droit d’insister. Il tâcha seulement, de tout son pouvoir, d’enrayer l’action des aventuriers politiques et financiers et des journaux chauvins qui poussaient l’opinion publique et l’Empereur lui-même à une politique irréductible, dite du « coup de poing » (koulak). Tous les diplomates russes, au Ministère et à l’étranger, partageaient sur ce point l’opinion de leur chef. Mais malheureusement les efforts de celui-ci et ceux du baron Rosen et de M. Isvolsky, qui se succédèrent à tour de rôle au poste de Tokio, ne purent aboutir; et la guerre avec le Japon, prélude des convulsions révolutionnaires russes, éclata.

Le comte Lamsdorf avait vu bien clairement la main qui poussait la Russie aux aventures de l’Extrême-Orient. Il avait été présent, en août 1902, à Revel, à l’entrevue des deux souverains, qui se passa en revues de flottes et qui se termina par le signal d’adieu donné du Hohenzollern. « L’amiral de l’Atlantique salue l’amiral du Pacifique ; » et ces encouragemens à une politique que n’approuvait pas le prudent ministre des Affaires étrangères l’indisposaient, sans aucun doute, à l’égard de Berlin ) Depuis, le comte Lamsdorf fut, il est vrai, témoin des services rendus par l’Allemagne à la flotte russe pendant la désastreuse guerre; il put constater la neutralité ostensiblement bienveillante de l’Allemagne, neutralité qui permit à la Russie de retirer de ses frontières occidentales des troupes, des canons et jusqu’à la totalité des munitions d’artillerie; mais, en même temps, il avait péniblement éprouvé la pression de la politique allemande, laquelle, voulant se faire payer au comptant, extorquait à la Russie un traité de commerce des plus désavantageux. Certes, le comte Lamsdorf n’en était pas devenu germanophobe, mais il commençait à se méfier beaucoup des