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la lèpre révolutionnaire et socialiste. Et surtout, pendant tout le cours de la malheureuse campagne de Mandchourie, il n’avait cessé d’appuyer la Russie, d’encourager l’Empereur, de rendre des services à son armée et à sa malheureuse marine.

Au fond du cœur, Nicolas II n’a jamais aimé l’empereur Guillaume; il s’en est toujours méfié. Mais au cours de leurs entrevues (assez rares d’ailleurs), le monarque allemand savait prendre un certain ascendant sur l’autocrate russe, savait le charmer, lui insinuer certaines décisions et le laissait, au départ, tout perplexe et ne sachant s’il devait croire ou ne pas croire à tout ce que lui avait débité son exubérant collègue et cousin. Quelquefois, Nicolas II parvenait à se ressaisir, et alors a une entrevue pleine de cordialité succédait une période de froideur et d’éloignement. Puis recommençait un échange de lettres, pressantes d’amitié d’une part, cordiales mais plus réservées de l’autre.

A Pétersbourg, le monde de la Cour et des grands fonctionnaires était divisé entre deux systèmes. Les uns voyaient d’un mauvais œil le rapprochement intime entre la Sainte Russie et la France aux origines révolutionnaires ; on redoutait l’intrigue anglaise, toujours prête à saper les gouvernemens des pays qui portaient ombrage aux ambitions britanniques; on aimait, — sur la recette donnée de Berlin, — à se souvenir des malheurs qu’avait de tout temps amenés sur la tête des souverains russes toute tentative de rapprochement avec la France. Dans l’autre camp, on faisait sonner haut la traîtrise de la politique allemande au Congrès de Berlin, son alliance intime avec la « fallacieuse Autriche; » on évoquait constamment le souvenir sacré de l’empereur Alexandre III, qui, plus autocrate que n’importe lequel de ses prédécesseurs, n’avait pourtant pas hésité à conclure une alliance en règle avec la République française et avait assuré par là la paix de l’Europe.

Ces controverses ne touchaient Nicolas II que très indirectement. Toujours éloigné du monde de la Cour et de la capitale, affectant hautement de ne causer d’affaires d’État qu’avec ses ministres, — et dans le domaine du ressort de chacun d’eux seulement, — il n’entendait suivre en matière de politique extérieure que les traditions de son père et ses propres inspirations. Toutefois et en raison même de l’isolement de l’Empereur, le ministre qui lui faisait chaque semaine des rapports