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des plus générales aux plus particulières, il est impossible de dégager les unes des autres leurs lois respectives; qu’on ne saurait, par exemple, des mathématiques pures, tirer aucune des lois physiques ; des lois physiques, aucune formule chimique. Il y a donc dans la suite des phénomènes naturels des solutions de continuité, et les lois auxquelles ils obéissent n’ont point un caractère de nécessité absolue, mais comportent une certaine part de contingence. Au nom de la science, les penseurs de la génération précédente avaient conclu au déterminisme universel, nié le miracle et la liberté, qui est une manière de miracle. Au nom d’une science plus éclairée et plus scrupuleuse, M. Boutroux ruinait cette hypothèse hâtive dont on avait voulu faire un dogme intangible. Il rompait les mailles de ce tissu rigide où l’on avait voulu enfermer, avec la nature matérielle, l’infinie complexité de l’âme humaine. Et il ouvrait ainsi à la spéculation métaphysique et morale une voie féconde où l’on allait s’engager après lui.

Elève de M. Boutroux, très versé dans l’étude des sciences, M. Bergson avait débuté par des conceptions, sinon proprement matérialistes, tout au moins assez voisines de celles de Spencer. Des observations et des expériences d’ordre esthétique ne tardèrent pas à lui en faire apercevoir l’insuffisance, en tant qu’explication totale du réel. Et il chercha autre chose. Un petit livre, Essai sur les données immédiates de la conscience, qui fut publié en 1889, à quelques mois du Disciple, exposa les premiers résultats de ces recherches. Le livre avait tout d’abord été intitulé : Qualité et quantité. Il avait, en effet, pour objet de distinguer entre deux domaines différens, celui de la quantité qui appartient à la science, celui de la qualité qui appartient à la philosophie. Mais la science n’atteint pas le réel; elle se joue à la surface des choses, et les « vérités » qu’elle découvre, traduites en termes d’intelligence, et non pas en termes de vie, sont des vérités superficielles, fragmentaires, provisoires, sans lien intime avec la vérité totale que l’homme a pour mission de découvrir. La réalité véritable, nous la saisissons dans la conscience individuelle, par une intuition qui nous révèle à nous-mêmes, directement et sans intermédiaire, l’être complexe et un, vivant et libre que nous sommes. L’intuition est le procédé philosophique par excellence; elle s’oppose à l’intelligence discursive, qui est essentiellement le procédé scientifique.