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avait pu, à Berlin et à Vienne, s’imaginer que le soi-disant gouvernement bolchevik, que le Soviet des commissaires du peuple entraînerait de gré ou de force derrière lui sinon toute la Russie ou toutes les Russies, du moins une grande partie, et les bonnes parties, de l’ancien empire des Tsars, on a marqué pour eux et leurs mandataires, par touches dégradées, d’abord de l’empressement, puis de la complaisance, puis de la condescendance. Seulement on négociait à Brest-Litovsk moins encore pour la paix que pour le pain. L’idéal eût été évidemment de faire encercler par les extrémistes toutes les puissances de l’Entente et de les amener ou de les acheminer à la paix générale. A défaut de l’atteindre, il fallait se contenter d’une paix séparée avec le Soviet, pourvu que ce fût une paix profitable avec la Russie, une paix hypothéquée et privilégiée sur les terres à blé, pourvu que ce fût la paix du pain. Il y avait beaucoup de ce désir ou de cet appétit dans les attentions affectées que les plénipotentiaires allemands marquaient aux délégués de Trotsky, autant que peuvent s’y prêter la morgue aristocratique et la raideur germanique, et que « le camarade Ioffe » et ses collègues prenaient bravement, naïvement pour eux. Mais voici que subitement se présentent à la conférence des envoyés de la Rada de Kieff, et tout aussitôt la scène change. Au lieu d’une Russie, l’Europe centrale en a deux en face d’elle : elle pèse ce que chacune apporte, et entre les deux, elle ne paraît suspendre un instant son choix que parce qu’elle ne désespère pas de les recoller sous son étreinte et de les envelopper dans un même coup de filet.

C’est à ce moment, pendant une interruption des séances de Brest-Litovsk, que le comte Hertling et le comte Czernin ont parlé. Ils ont parlé, l’un devant la Commission principale du Reichstag, l’autre devant la Commission des affaires extérieures de la délégation autrichienne ; mais, en s’adressant à ces auditoires restreints, ils ont visé un auditoire beaucoup plus vaste. On ne se tromperait probablement pas en disant que la conversation pour la paix générale qu’ils n’avaient pu engager directement, ils ont essayé de l’avoir indirectement. Ils parlaient par-dessus les murs et même par-dessus les mers, après s’être partagé les rôles, selon leur talent. Tandis que M. de Hertling, vieux professeur de philosophie scolastique, morigénait, en bougonnant, M. Lloyd George et donnait sa parole d’historien, — une parole qui, si elle n’était premièrement une parole d’homme politique, ferait peu d’honneur à la science allemande, — que l’Empire et l’Empereur avaient été malgré eux jetés dans une