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nous-mêmes ces symptômes. Mais ce n’est pas exagérer que d’en retenir que la situation de l’Allemagne est troublée. A ne considérer que les faits patens et avoués, il s’est déclaré, la semaine passée, à Berlin et dans tout l’Empire, des grèves étendues, simultanées, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ont été des manifestations de malaise aigu, que ce malaise eût du reste son siège dans le cœur, dans le cerveau ou dans l’estomac. Y avait-il un million de grévistes, comme on l’a prétendu, ou seulement quelques centaines de mille, comme le gouvernement l’a dit? Il est sûr qu’il y en a eu assez pour que le ministère de l’Intérieur fit publier que cent mille avaient en un jour réintégré les ateliers, et que les choses avaient pris une tournure assez grave pour que la loi martiale fût proclamée et que des cours martiales fussent instituées, avec jugement immédiat et exécution immédiate du jugement. D’autre part, des indices sérieux permettent de supposer que la « crise de nourriture » atteindra ce mois-ci ou le mois prochain, dans toute l’Europe centrale, son plus haut période. Le voyage inopiné à Berlin du commissaire des vivres de la monarchie austro-hongroise n’a-t-il pas eu pour objet, à la limite de l’extrême urgence, d’aller-chercher un secours que l’Allemagne elle-même serait bien embarrassée de fournir?

D’où la hâte fébrile, et mal ou pas du tout dissimulée, de traiter coûte que coûte avec l’Oukraine. Coûte que coûte, bien entendu, à Pétrograd, à Moscou, à la Russie, à Lénine, à Trotsky et aux maximalistes. L’Oukraine, c’est la clef de la Russie du Sud, et la Russie du Sud, c’est le blé. Puisque l’on n’a pas pu du premier coup faire tomber des mains de Trotsky les provinces baltiques, lui arracher, après la Pologne, la Courlande, la Lithuanie, la Livonie, l’Esthonie, Trotsky et ses comparses deviennent des personnages sans intérêt. Au surplus, ne tient-on pas sous la botte les provinces convoitées, et les tenir ainsi, n’est-ce pas les posséder, si, pour les avoir, il suffit de ne pas les rendre? S’ouvrir un chemin jusqu’à Pétrograd, à travers le front russe béant et déserté, ne sera, lorsqu’on le voudra, pour l’armée du prince Léopold, qu’une promenade à peine militaire.

Mais, quand bien même Trotsky aurait tout de suite cédé ou viendrait demain à résipiscence, quand même sa résistance, dont on pense avoir des raisons de connaître la qualité, n’aurait pour but que de sauver la face, quand même il donnerait ou abandonnerait tout ce qu’il est et n’est pas en son pouvoir de donner ou d’abandonner, on n’en tirerait encore que des terres stériles, ou incultes; pas un sac de farine, pas un grain à se mettre sous la dent. Tant que l’on