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« Pendant que ces scènes se passent à l’intérieur, il s’en passait aux portes, qui n’étaient pas dans une musette. Si ceux du dedans voulaient sortir, on se pressait du dehors pour entrer. Vous connaissez l’attrait de ces refuges de montagne, où les caravanes égarées se rassemblent en cas d’orage ? C’est ce qui arrivait pour notre abri. Tout ce qui vague de traînards, d’isolés, d’échappés de la bagarre, tout ce qui refluait de Fleury par la route ou par le boyau, apercevant une porte, s’y jetait. C’est ainsi que Vaux est tombé. Ils ont fini par être plus de six cents dans le fort et par crever de soif, parce qu’il n’y avait pas d’eau dans les citernes pour tout le monde. Alors, c’étaient des drames !…

« Et au milieu de ces horreurs, des épisodes comiques. Il commençait enfin à faire petit jour. Je guettais ma sortie : et voilà dans le ravin, figurez-vous, un cheval ! C’était un cheval échappé, un de ces chevaux d’artillerie qui faisaient le ravitaillement des batteries, dételé de son avant-train sans doute par un obus : ces effets d’explosions, c’est le caprice de la foudre. Le cheval arrivait au trot, je le vois encore, effarouché du bruit de l’obus, et traînant après lui ses traits dont les chaînes lui battaient les jambes. Il hésitait, faisait des appuyés à droite, à gauche, des grâces de cheval de cirque ; il regardait d’un œil méfiant derrière lui et repartait au galop, à pointes et à ruades, toujours poursuivi par le bruit, comme par la piqûre d’un taon. Il s’en venait ainsi, l’imbécile, vers Fleury, au lieu de faire demi-tour et d’enfiler le Pied-Gravier et le chemin de Belleville. Le cheval est l’animal le plus bête de la création : et, comme le dit le général Bridges avec son flegme de Gulliver, il faut bien qu’il le soit, car s’il ne l’était pas, ce n’est pas nous qui lui grimperions sur le dos : nous ne sommes pas les plus forts.

« Enfin cet animal chassé par un péril imaginaire s’en allait tout droit chez les Boches. Les Boches lui tirent dessus, vous pensez quel plaisir ! Les balles, le vacarme l’affolent, il bute, se relève en sang, tourne, tourne en furieux, comme un cheval de corrida galope dans l’arène en perdant ses entrailles. C’était même fantastique à voir, ce galop solitaire, cette chevauchée lancée dans ce ravin cruel, au petit jour, comme une charge inutile, une folie se brisant la tête à tous les murs. Vous auriez presque dit d’un cheval de l’Apocalypse, et c’aurait pu être, mon Dieu ! l’image de ces dernières heures et l’âme