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les généraux se mettaient au fait de la situation ; je n’avais plus de commandement, je n’étais plus responsable. Mon dernier bataillon était déjà en route. J’étais rentier. C’est ce qu’il y a de bon dans le métier, d’être instantanément débarrassé de tout souci et de jeter bas son fardeau comme le pousse-caillou pose son sac à la halte horaire, sur le bord de la route. J’étais à partir de cet instant très régulièrement en vacances, d’autant que je partais le jour même en permission. C’était mon tour, on m’attendait ; j’avais des affaires de famille arrangées d’avance à Paris, et même un rendez-vous pour le lendemain chez mon notaire. Tout était convenu avec la division ; mes papiers étaient prêts, il ne me restait plus qu’à les prendre en passant avant de sauter dans le train.

« Mais il fallait encore la permission des Boches, et les Boches ne paraissaient pas d’humeur à la donner. Ils prenaient un matin plaisir à me faire manquer mon rendez-vous. Il pouvait être onze heures, minuit. Le bombardement redoublait. Cela sifflait, miaulait, éclatait, détonait en roulant comme une batterie de tambours, comme les échos multipliés d’un orage en montagne. Cela faisait dans le ravin un volume ! On n’eût pas entendu Dieu tonner. Il semblait même que ces gueux, au milieu de la bourrasque, en voulaient distinctement à notre cagibi : peut-être qu’ils avaient flairé le pot-aux-roses ; ils s’amusaient à faire de la dentelle avec nos cheminées, comptant sur un coup de hasard, un ricochet heureux pour fricasser toute la boutique. On aurait juré, ma parole ! qu’ils connaissaient tous ces abris comme s’ils les avaient faits. Je serais curieux de savoir ce qu’il y avait parmi les maçons de Boches déguisés. Vous pensez, dans ces conditions, si nous étions repérés. Et ils pointaient juste, les gredins ! Ce n’est pas notre chemise de briques qui pouvait, en cas de malheur, nous servir à grand’chose : comme parapluie, elle valait autant qu’une feuille de papier à cigarettes. Vous représentez-vous la situation du monsieur qui a son exeat en poche, et s’attend d’un moment à l’autre à ce que le ciel lui dégringole sur la tête par la cheminée ? Ç’aurait été, ma foi ! le congé définitif. On était pourtant encore mieux dans ce trou qu’autre part. Et comme je n’avais qu’à me tourner les pouces et qu’on ne s’entendait pas dans ce charivari, je m’étais assis dans un coin et j’avais entamé avec mon adjoint à… une partie d’échecs.