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Ici, n’est-ce pas l’Aiglon qu’il faut citer ? Prokesch présente au prince impérial le courrier : des lettres de femmes :

Voilà
Ce que c’est que d’avoir l’auréole fatale.

Dès les premières phrases de chacune, l’Aiglon arrête la lecture : Je déchire. Celle qu’il a surnommée la Petite Source parce qu’elle l’a rafraîchi bien des fois ! l’eau qui dort dans ses yeux et qui court dans sa voix, lui annonce son départ, espérant qu’il la retiendra. Et il la laisse partir, et quand elle s’en va, il murmure son refrain : Je déchire… Guynemer a-t-il déchiré des cœurs, comme il laissait déchirer les lettres qu’il ne lisait pas, comme le faucon de saint Julien l’Hospitalier déchirait les oiseaux ? Aucune Petite Source, si fraîche que fût sa voix, ne l’aurait retenu un matin de soleil…


Loin du public, dont il déteste les manifestations, sauf si elles sont très discrètes, Guynemer à Compiègne respire, s’épanouit, se détend. Il redevient l’enfant câlin, délicieux, un peu gâté, bruyant, étourdi, toujours en mouvement, sauf s’il s’absorbe dans quelque travail. Absorbé, on ne peut le tirer de son travail. S’il raconte une de ses chasses, s’il range et colle ses photographies, rien ne le distraira. Il possède un kodak avec lequel il prend l’empreinte de ses victimes avant de les immoler et souvent après l’immolation, et il n’oublie pas de déclencher son ressort avant de mettre en mouvement la mitrailleuse. Car il pense à tout, et dans les momens les plus graves. Un de ses grands plaisirs, en permission, est de mettre en ordre ses images et de les montrer.

De ses yeux qui voient tout, de très loin comme de très près, il distingue tout de suite les moindres changemens dans la disposition des meubles et des bibelots. La maison paternelle s’est peu à peu ornée de ses trophées. Il s’y retrouve davantage à chacune de ses visites. Et il constate que le trois-mâts en miniature qu’il avait construit à sept ans avec des morceaux de bouchons, du fil et du papier, est toujours sur la cheminée de sa mère. Déjà, dans cette construction, il avait montré son esprit observateur, n’oubliant ni la brigantine, ni le grand foc. Il a repris si gentiment sa place parmi les siens, ce grand garçon