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magasins étaient fermés : pas moyen d’acheter des gants[1].

Jamais il ne fut pris en défaut de maniérisme. Surtout, il ignore ce genre de pose qui consiste à paraître dédaigner la gloire.

Tant de gloire et tant de jeunesse lui composent un cortège de flatteries, d’adulations et d’hommages féminins. C’est encore aux Chansons de geste qu’il faut recourir pour le mieux expliquer. Dans Gilbert de Metz, l’une de nos plus vieilles épopées françaises, la fille d’Anséis est à sa fenêtre : fraîche, fine et blanche « comme fleur de lis. » Deux cavaliers viennent à passer, Garin, et son cousin Gilbert. — Regarde, cousin Gilbert, regarde. Par Sainte-Marie, la belle dame ! — Ah ! répond Gilbert, la belle bête que mon cheval. — Je n’ai rien vu de si charmant que cette jeune fille avec ses fraîches couleurs et ses yeux noirs. — Je ne connais pas de destrier qui se puisse comparer à mon cheval… — Et le dialogue se poursuit ainsi, sans que Gilbert consente à lever les yeux vers la fenêtre qui encadre la jolie fille d’Anséis. Dans Girart de Viane, Charlemagne, au Palais de Vienne où il tient sa cour, a mis dans la main de son neveu Roland la blanche main de la belle Aude. La jeune fille a rougi pudiquement et Roland lui-même, le grand soldat, a rougi comme un page. On va fixer le jour des noces, quand un messager qu’on n’a pas annoncé fait irruption dans la salle :

— Les Sarrazins sont entrés en France ! — Un grand cri s’élève : « La guerre, la guerre ! » Roland a laissé tomber la main de la jeune fille et sans détourner la tête il court à ses armes et il part.

Guynemer eût vanté son Nieuport ou son Spad comme Gilbert son cheval, et la belle Aude ne l’eût point retenu de partir. Ce Guynemer intact va-t-il, peu à peu, se laisser pénétrer et griser par l’excès incessant des hommages ? Son père, un jour, s’en inquiète, mais il l’a deviné et il rit :

— Rassurez-vous. Je garde mes nerfs comme un acrobate ses muscles. Je me suis donné ma mission.

Au bord de la mer du Nord, après le jour tragique, un de ses camarades, celui qui l’a vu le dernier, m’a dit :

— Il me jetait toute sa correspondance, des tas de lettres :

— Lis, si ça t’amuse. — Il ne lisait pas, sauf les lettres d’enfans, de collégiens, de soldats. Et je déchirais.

  1. Figaro du 27 septembre 1917.