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Une passion domina, gouverna sa vie : sa Revue. Il lui sacrifia tout, il lui dut toutes ses transes et aussi toutes ses joies. C’était, cette Revue, sa chose, son enfant, il l’aimait comme on aime un être vivant pour l’avenir duquel on peine, on se prive. Il y pensait sans trêve, — il ne pensait qu’à elle. Notez qu’il avait le sens très fin des lettres. On a dit de lui, on a écrit, — combien de fois l’ai-je lui — qu’il n’avait pas d’instruction, qu’il ignorait les lettres. Que d’erreurs ! Ceux qui parlent ainsi ne l’ont pas connu. Son érudition, il l’avait acquise lui-même, sans doute, mais après des études classiques bien plus sérieuses et approfondies que celles que font actuellement nos fils, et n’en est-il pas ainsi de beaucoup d’hommes instruits, dont les débuts furent difficiles ?

Indépendant d’esprit, F. Buloz n’était accessible à aucune recommandation. « Il ne considérait que l’intérêt de la Revue, y conformait ses appréciations, et rejetait tout ce qui pouvait s’en écarter. » Il écartait impitoyablement ce qui paraissait obscur et diffus, l’auteur fût-il un maître. — « Que m’importe ? disait-il, je suis le public, je ne demande pas mieux que d’être instruit ou intéressé ; or, si je ne comprends pas, le public ne comprendra pas non plus. » Et lorsqu’il s’était prononcé ainsi, il fallait céder ; le plus souvent, on cédait.

Jules Simon raconte à ce propos une anecdote assez plaisante.

Cousin avait fait, sur Kant, un article qu’il considérait comme un chef-d’œuvre. Il en était fier, le lut à l’Académie des Sciences morales, et en annonça la publication dans la Revue des Deux Mondes. Il remit les épreuves de l’article à Jules Simon, son disciple, et le pria de les porter à l’impression. « Mais, dit Jules Simon, Buloz monta chez moi quelques heures plus tard, et me déclara tout net que l’article ne paraîtrait pas. » Étonnement du disciple, qui veut démontrer que cet article est un morceau de premier ordre : « Je n’en doute pas, dit Buloz, mais ça n’est ni pour vous, ni pour Cousin que je fais ma Revue, c’est pour les gens d’une intelligence moyenne. J’ai lu cela d’un bout à l’autre, je n’y comprends pas un mot, et jamais je ne publierai un article que je ne comprendrai pas. Cousin n’a qu’à le porter au Journal des Savans. » En vain, J. Simon veut-il persuader au terrible fondateur qu’il était amplement couvert par la signature. « Il s’était mis dans la tête de frapper un grand coup, pour se débarrasser à tout jamais