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immobile et la mouvante lisière du flot, des pêcheurs à cheval, particuliers aux côtes flamandes, se risquaient à traîner leur grand filet à crevettes qu’un orin rattachait à la selle[1]. Même dans le Sandeshoved, dans la région des « terres neuves, » gagnées sur l’eau par le lent effort des générations, le labeur humain n’était pas complètement arrêté. Le premier moment de stupeur passé, le caractère flegmatique de la race avait repris le dessus : encadrés par le tir ennemi, les hommes n’en perdaient pas une bouffée de leur pipe, les femmes un point de leur dentelle ; entre deux bombardemens, une charrue défonçait la glèbe au pas lourd d’un attelage ; le geste cadencé d’un semeur s’enlevait sur le ciel ou se fondait mystiquement dans les brouillards exhalés des conduits d’irrigation. Ailleurs, c’était le no man’s land, la terre qui n’est à personne, nue, morne, creusée de cratères, ridée de tranchées géométriques, comme un paysage lunaire ; ici, dans ce petit village propret, aux façades beiges ou lilas, festonnées d’un pied de glycine ou d’une clématite arborescente et dont quelques-unes seulement montraient la balafre d’un obus ou la moucheture d’un shrapnell, c’était encore la vie civilisée, presque la vie normale, et les heures y coulaient, les journées y glissaient, à la fois légères et bien remplies par la mise en état du bataillon : astiquage des armes et des équipemens, formation des compagnies, revues, exercices. De cinq heures du soir à huit heures, il y avait « permissionnaires, » comme on dit dans la marine, et « Jean Gouin s’offrait le plaisir d’aller boire un verre » au prochain estaminet. La Flandre est presque aussi richement pourvue de ces établissemens que la Bretagne. De verre en verre et d’estaminet en estaminet, il arrivait parfois que Jean Gouin, au couvre-feu, tanguait plus que de raison sur la route. Mais il n’y paraissait pas trop le lendemain et le brave garçon reprenait comme devant son astiquage et ses exercices.

Ceux-ci se faisaient d’abord sur la plage. Mais un jour, sans qu’aucune visite d’avion eût précédé leur venue, des obus tombèrent à quelques mètres de nos hommes : par prudence on fit désormais les exercices dans les dunes, dont les cuvettes sont moins faciles à repérer. Les obus alors s’en prirent au village et à son annexe balnéaire, qu’un heureux hasard avait

  1. Claude Prieur, De Dixmude à Nieuport.