Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/726

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourtant, j’ai recueilli tous les souvenirs qu’un témoin aussi autorisé me transmettait, à mesure qu’ils pouvaient jeter quelque lumière sur le caractère ou sur l’époque à laquelle ils se rapportent.

Tout incomplète que soit cette étude, — et à mesure que je l’écrivais j’y découvrais de nouvelles lacunes, — j’ai persévéré dans la tâche qui m’avait été confiée, espérant, malgré bien des imperfections, atteindre ce double but : rendre plus vivante, au moyen de la correspondance et des souvenirs recueillis, l’histoire des débuts difficiles de la Revue, et faire mieux connaître celui qui s’honora d’être, pendant quarante-cinq ans, l’appui et le soutien des lettres françaises.


I. — FRANÇOIS BULOZ
Sa loi explique son œuvre, Son œuvre explique sa vie.
SAINT RENE TAILLANDIER.


Sur les confins extrêmes de la Haute-Savoie, pas encore en Suisse, presque plus en France, dans un des replis du Grand Salève. le village de Vulbens est blotti. Ses maisons, échelonnées irrégulièrement à flanc de coteau, sont inégales, basses, et coiffées de grands toits larges, semblables aux bonnets tuyautés qui coiffent les vieilles du pays. Au centre du village, en face du presbytère actuel, dans une de ces maisons entourées de prairies, François Buloz naquit le troisième jour complémentaire, an II de la République (20 septembre 1803). Ses parens étaient de fortune médiocre[1], ils avaient sept enfans, et vivaient chichement quand François vint au monde : le huitième.

Lorsqu’il eut onze ans, son père mourut et Antoine, le frère aîné, qui était à Paris se préparant à l’Ecole normale, fit venir le cadet et l’interna dans une petite pension de la rue des Ecoles, d’où l’on conduisait les pensionnaires deux fois par jour au lycée Louis-le-Grand. Sur les années de François Buloz à Louis-le-Grand, nous n’avons que peu de détails ; il y entra en cinquième, et ses débuts furent malheureux ; le jour même de son entrée au lycée, il fut éborgné par le coup de poing brutal d’un camarade, dont il ne voulut jamais dire le nom : ce tout petit Savoyard avait déjà une singulière énergie.

Il sortit du lycée en 1821. Son rêve était d’entrer à l’Ecole

  1. Ils avaient jadis fait profession d’horlogers, un François Buloz, grand-père du fondateur de la Revue, est qualifié, sur un acte de 1171, maître horloger.