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yeux, puisqu’il ne se doute même pas qu’ils puissent exister, et qu’il rebâtit « de chic » une société sans histoire sur une terre sans géographie. Il faut presque le lui pardonner. Ce n’est pas tout à fait sa faute s’il est comme transporté d’un orgueilleux délire. Le phénomène est curieux, mais il est déjà ancien. Nous avons jadis, dans la Revue même, étudié comment, de « l’apologie du travail, » légitime et nécessaire après un trop long dédain ou un trop long oubli, était sortie « l’apothéose de l’ouvrier, » et comment s’était formé, à grand renfort de flagorneries, « le mythe de la classe ouvrière. » Lorsque par le suffrage universel, l’État a été fondé sur le nombre, et que, ce qui n’est vrai que d’une vérité relative, on a cru que le nombre, c’était l’ouvrier : « Tu es Roi, Pape, Empereur, » lui a-t-on crié (heureux encore que l’on s’arrêtât avant Dieu!). Quoi de surprenant que, depuis plus de cent ans, depuis plus de cent cinquante ans, qu’on lui brûle de l’encens sous le nez, on lui ait fait tourner la tête? Mais, parce que sa tête a tourné, cela ne lui constitue pas un titre à faire tourner les têtes qui sont restées droites. Ces réflexions moroses nous viennent à propos des deux plus récentes interpellations du parti socialiste sur « la conduite diplomatique de la guerre » et « sur la Part du combattant » où il a montré, avec surabondance, qu’il ne peut se défendre d’apporter, dans la pratique du régime parlementaire, les mœurs, les procédés et le vocabulaire des réunions publiques. Pourtant, il n’y en a que pour lui. Et de voir ce que, par la facilité avec laquelle le premier venu y monte, plus encore que par les excès auxquels il s’y abandonne, est devenue la tribune française, on en éprouve un éloignement invincible. Au début de chaque session, les présidens, le doyen d’âge et le président élu, viennent lire une manière de prologue en style noble ; puis la toile se lève, et ce sont toujours, dans les plus mauvaises pièces, les plus mauvais acteurs qui tiennent l’affiche...

Ce ne serait rien. Mais le parti socialiste a commis pis qu’une maladresse en ne profitant pas du discrédit où les forfaits de l’Allemagne l’ont plongée pour rompre avec le marxisme et reprendre le fil du socialisme français. Il en commet une autre, toutes proportions gardées, en se faisant, contre vents et marée, le rempart de M. Caillaux. Nous apercevons mal, et plus d’un socialiste authentique avec nous, les raisons de ce zèle intempérant. Pour nous, l’ancien président du Conseil n’est qu’un inculpé, dont la justice dira s’il est innocent ou coupable. Nous n’avons ni la qualité ni les élémens pour rendre un arrêt qui le précipite ou qui le relève. Juridiquement, judiciairement, nous ne lui devons que le silence, mais tout le monde