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devait être logiquement prévu. Néanmoins, on pouvait prévoir que l’usurpation maximaliste, incapable de souffrir à côté d’elle une Constituante où elle n’avait pas la majorité, la disperserait par la force, et c’est arrivé. Naturellement, cette exécution ne s’est pas faite sans un certain nombre de morts et quelques assassinats ; deux anciens ministres du gouvernement provisoire, M. Chingareff et Korochkine, malades, ont été tués à coups de revolver dans leurs lits d’hôpital. L’anarchie, partout et toujours, a pour compagne la terreur. Et l’odieux a pour pendant et pour complément le grotesque. Un bel échantillon du genre est le projet de résolution qu’avec l’assentiment de Lénine, M. Sverdloff, président du Comité exécutif des Soviets, demandait à la Constituante de ratifier : « L’Assemblée constituante décide que la Russie est déclarée République des soviets ouvriers, soldats et paysans. Tout le pouvoir central et tout le pouvoir dans les provinces appartient à ces soviets. » Voilà. Nous seuls, et nous tout. Mais le reste, tout ce qui, en Russie, n’est ni ouvrier, ni soldat, ni paysan, ou même tout ce qui, étant ouvrier, soldat ou paysan, n’est pas Soviet ou des soviets? Esclave. Il perd jusqu’à la ressource de rester chez lui. « Les droits de propriété privée sont supprimés. Tout le sol, le sous-sol et ce qu’il renferme est déclaré propriété de l’État, ainsi que les immeubles, forêts, etc. » Or, l’État, c’est le Soviet, qui décrète « le travail général obligatoire, l’armement des classes ouvrières, le désarmement des classes aisées et l’organisation d’une armée rouge socialiste d’ouvriers et de paysans. »

Un autre paragraphe marie désagréablement « la paix démocratique, » cette turlutaine, à la faillite la plus éhontée : « Tous les emprunts russes sont annulés. » Et, pour comble d’humiliation, les soviets omnipotens exhortent l’Assemblée constituante à confesser sa tache originelle, « comme ayant été élue d’après les anciennes listes électorales, » antérieure à « l’organisation de l’ordre socialiste; » comme telle, atteinte et convaincue du crime de « bourgeoisie; » et, comme telle, hors la loi : « Au moment de la lutte décisive du peuple contre ceux qui l’exploitaient, ces derniers ne peuvent trouver place dans aucun organe du pouvoir. Le pouvoir doit appartenir exclusivement aux classes ouvrières et à leurs représentans, les soviets. »

A la lecture d’un pareil factum, pour peu qu’on ait gardé le respect du bon sens et de l’équité, on est impuissant de dompter son mépris et sa colère. Il est difficile de ne pas dire que le projet des soviets est un chef-d’œuvre tout ensemble d’injustice et d’absurdité. C’est le rétablissement du servage, au profit de la classe la plus ignorante, la