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même façon que Cervantès a donné à don Quichotte Sancho Pança. C’est un bonhomme à la tête chauve et qui a les oreilles extrêmement rouges. Au milieu des guerriers accoutrés d’armures, il porte une longue robe de lin gris, un manteau brun que son ventre soulève. On devine, à son front, à son regard, l’intelligence. Mais il arrive que l’intelligence fait triste figure, dans la plus glorieuse occasion qui lui soit offerte ici-bas, aux trousses d’Alexandre le Grand. Celui-ci, fier comme un dieu et blanc de peau comme la plus jeune des péris, après avoir couru tous les dangers, retourne à sa tente ; il y trouve Aristatalis couché sur des coussins et qui dort… Alexandre le Grand lui touche l’épaule et enfin le secoue : « Chien ! c’est ainsi que tu es curieux de mes aventures ? — Les choses de la guerre ne me concernent pas, répond le philosophe ; je ne m’occupe que de science et de sagesse. — Vraiment ? Tu seras l’historien de mes victoires ; demain tu m’accompagneras au combat. » Le philosophe se met sur son séant et il a le visage bouleversé par l’inquiétude. Il faut le voir dans les combats : il a peur, il s’évanouit ; son cheval le maintient à la gauche du conquérant, il ne s’en doute pas. Alexandre, que les Iraniens appellent Iskender, a poussé son cheval dans le fleuve Paras : au delà du fleuve, c’est la plus extraordinaire victoire que le soleil ait éclairée. Le cheval du roi commence de nager. On entend un cri ; un corps disparaît dans l’eau. Iskender se penche, plonge son bras dans le fleuve et en tire le philosophe. Le froid de l’eau l’a réveillé, le philosophe. Il se ranime et geint : « Quelle bataille ! Les Iraniens sont des héros… » Les Iraniens, ce sont les ennemis ; ce sont les vaincus : et le philosophe s’embrouille. Il a perdu le parchemin sur lequel il devait écrire le récit de la victoire ; mais il a sauvé sa vie et ne se plaint pas. Le conquérant plus blanc de peau que la plus jeune des péris et plus fier que les dieux rit de voir un philosophe en un pareil état. Judith Gautier se raille du philosophe Aristatalis impitoyablement et elle a fait de lui, je crois, le seul personnage ridicule de son œuvre : délicieusement ridicule, d’ailleurs. Elle a pour lui autant de malveillance, et même un peu acharnée, que de prédilection, de soins coquets et généreux pour le lettré Ko-Li-Tsin. Et l’a-t-elle voulu ainsi ? Je le crains pour l’honneur de la philosophie. L’histoire de Ko-Li-Tsin est dédiée « à la mémoire de Théophile Gautier, » lettré de la première classe et qui méritait le bouton de corail rose uni. L’art et la poésie étaient la religion du père et de la fille : non la pensée, au sens que les philosophes prêtent à ce mot. Convient-il d’opposer la philosophie et la poésie ? Du moins, ni