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mieux que lointaine, inventée. Mais, quand elle souhaite que l’imagination des écrivains délaisse les Scythes, les Parthes, les Indiens, les Persans, voire les Grecs, et revienne chez nous, parmi nous, le grand désir qu’on a de lui complaire n’empêche pas qu’on lui refuse son idée. Au moins n’agrée-t-on pas toute son idée ; et Mme de Choisy, l’intelligente Uralie, insinue : « Il me semble que, comme l’éloignement des lieux, l’antiquité des temps rend aussi les choses plus vénérables… » Cette ingénieuse formule ne sera point perdue ; c’est elle que Racine a reprise et retournée. La conversation de Mademoiseile et de ses amies, au château des Six Tours qui est le domaine de Saint-Fargeau, montre assez bien ce qu’a été, lors de notre littérature la plus belle, le sentiment de l’exotisme.

Judith Gautier n’aurait pas approuvé Mademoiselle ; et même, elle n’aurait pas approuvé absolument Uralie à qui suffit l’antiquité du temps, ou Racine à qui suffit l’éloignement des lieux : elle a recherché presque toujours les deux lointains de l’espace et du temps. C’est aussi qu’elle a vécu en un siècle où se défaisait avec une extrême rapidité la singularité des pays, des coutumes et des peuples. Elle a vu le Japon se défaire. Elle est arrivée à Tokio, venant de Yokohama, comme on arrive à Marseille ou à Bordeaux, par le chemin de fer et s’attendait que la locomotive eût au moins la forme et l’aspect d’ « un dragon de bronze vomissant flamme et fumée et traînant des chariots de laque et d’or : » pas du tout ! et les employés des gares étaient habillés comme les nôtres, le contrôleur comme un officier de la marine française ; à peine s’est-eile consolée un peu, en retrouvant sur le « ticket » le dessin compliqué des écritures orientales. La transformation totale et si rapide du Japon, dit-elle, est un événement plus formidable que la Révolution française : tout a changé, quasi du jour au lendemain. Tokio est une ville d’Europe, avec sa gare monumentale, sa Banque, son école du génie militaire, ses ministères, son Palais de Justice, sa Chambre des Députés… Cette Chambre des Députés, qui n’était pas ouverte depuis longtemps, a brûlé : Judith Gautier le note sans tristesse et comme si l’incendie avait un peu satisfait, sa rancune. Le seul témoin du passé, dans l’universel désastre, est le Fousi-Yama, montagne rose et bleue, dont la base voilée de brumes disparaît, de sorte qu’il semble suspendu au ciel, « porté par des nuées, » tel que l’ont chanté les poètes et tel que l’ont peint, l’ont brodé sur la soie, l’ont imité en laque, en ivoire et en jade les plus fins artistes de l’ancien Japon. Judith Gautier se demande si le Fousi-Yama sera plus patient qu’elle, tolérera l’avilis-