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fatalisme pessimiste de Hebbel que procède sa vision du crime universel, c’est de Hebbel qu’il semble tenir sa préoccupation morale dominante et son sens tragique de la destinée. Depuis les Nibelungen de Hebbel, depuis la Tétralogie de Richard Wagner, on n’avait pas essayé en Allemagne de reconstitution aussi large des mythologies primitives adaptées à une métaphysique moderne, à un sentiment moderne surtout. Pour cette transposition, Spitteler utilise non pas la musique, comme Wagner, mais les ressources de la peinture décorative et de l’impressionnisme contemporain. Des artistes comme Boecklin et Klinger ne sont pas étrangers à son inspiration.

Sa poésie tend, par un progrès continu depuis le Prométhée, à l’idéal qu’il a tant de fois défini, en prose et en vers. L’art, a-t-il dit, est généreux et bienveillant comme la beauté dont il est né. Il est un réconfort et une lumière. A tous il offre le don divin ; à tous il adresse l’appel mystérieux de la beauté. Né d’une allégresse intérieure qui veut se répandre, il est fait « de joie et de soleil, » il est la libéralité gratuite des cœurs généreux et bons. Cet idéal tout lumineux que les Vérités souriantes définissent en termes éloquens, Spitteler a travaillé toute sa vie à s’en rapprocher. Peut-être n’a-t-il pas tout à fait réussi à se dégager d’un didactisme suisse qui alourdit constamment son vol. La richesse même de sa pensée l’encombre parfois. Il n’est pas au nombre de ces talens heureux et faciles qui n’ont qu’à étendre la main pour cueillir la moisson fleurie des heures. En revanche, s’il est vrai que, comme il l’a dit, « l’aigle et les nobles oiseaux des hautes cimes n’appartiennent qu’au plus intrépide chasseur, » il est ce chasseur audacieux, dénicheur d’aigles, explorateur de cimes, inventeur en poésie et penseur original en matière de critique et d’esthétique,


Depuis une douzaine d’années, le public allemand venait à lui. Le chef d’orchestre Weingartner l’avait « découvert » en 1905[1]. Carl Meissner, en 1912, écrivait, non sans quelque partialité : « Depuis qu’Ibsen, Tolstoï et Strindberg sont morts, Spitteler est le seul génie vivant de nos jours. » Et Soergel : « Pour beaucoup d’entre nous, Spitteler est l’empereur caché

  1. Félix Weingartner : Carl Spitteler. Ein Künstlerisches Erlebnis.