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nourrit pas de rêve pur. Elle sait entendre et interpréter le gémissement des créatures. Elle imagine le « Livre des Plaintes universelles » où des marteaux d’acier gravent en, caractères indélébiles sur la pierre le témoignage de toute douleur humaine ou animale. Elle accuse, non pas les dieux qui ne sont, à tout prendre, que l’élite humaine, celle qui gouverne, qui pense et qui prévoit, mais le cruel mécanisme des choses, l’Automate d’airain masqué de silex dont le char gigantesque écrase sous ses roues d’acier toute velléité de justice, de sagesse, de bonté. « A travers l’éclat lumineux du monde extérieur, a dit Spitteler, le poète épique plonge son regard dans de noirs et profonds abimes. »

Par momens surgissent des visions consolantes : mort d’Ananké, aube pâle qui hésite à l’horizon, au-delà du lac gris du Nirvana, rocher d’Eschaton d’où l’on aperçoit les fins dernières des choses, chapelle souterraine où sommeille l’ange Espérance à l’ombre de l’arbre Thateron. Mais tout cela n’est que rêve, envers du réel, vision de ce qui n’est pas, pays illusoire du Non-Etre. « On croit qu’il existe un pays de Méon[1], l’Espérance prie que cette croyance soit vraie. » La consolation réelle est ailleurs : elle est dans l’action, dans la lutte, dans le dévouement aux grandes causes. Elle est dans l’allégresse intérieure du héros actif parvenu au faite de son triomphe, et libre enfin, par son courage. Ouranos bienfaisant, Actéon destructeur des monstres, Ajax vainqueur des géans grossiers, Hermès et Pallas, libérateurs, Apollon, surtout, vainqueur à. tous les jeux, Apollon et sa fidèle Artémis guidant parmi les champs de roses du ciel le char du Soleil, Apollon, vainqueur des Pieds-Plats et de leur monstrueux zeppelin, le Gangrénoptéros : c’est sur de pareilles visions de force et de grâce victorieuses, sur de pareils triomphes de l’intelligence et de la bonté que Spitteler tient de préférence nos regards attachés. Figures surhumaines par les proportions et par la beauté. Figures humaines par la passion qui les anime, par la tendresse qui les joint, par leur révolte contre tout ce que leur cœur juge injuste souffrance ou laideur imbécile.

« Dans le dur univers d’Ananké, » dit Apollon, « je n’ai trouvé de réconfort durable que dans la double étoile des yeux

  1. Méon = Μὴ ὄν (Mê on), non-être, terme platonicien.