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désolées et jusqu’au pays du ciel, premiers entretiens avec la dame mystérieuse dont les ordres sont sans réplique ? Toutes les images du Prométhée ressuscitent pour peindre l’empire absolu de la déesse, la ferveur totale de l’adorateur. Où Victor se trompe, c’est quand il prête à sa bien-aimée, baptisée par lui du nom d’Imago, des sentimens qui répondent aux siens : « l’orgueil d’avoir été choisie comme symbole par le capitaine élu de la Reine sévère, et d’être sa compagne enthousiaste sur le chemin abrupt de la gloire, plutôt que son épouse affairée et sa bonne d’enfans. » Les femmes mortelles préfèrent généralement ce dernier rôle ; de la fausseté de cette situation découle toute l’ironie du petit roman. « Je serai ta foi, ton amour, et ton réconfort, dit l’imaginaire amante ; tu seras mon orgueil et ma gloire, toi qui m’as transfigurée, faisant de la pauvre créature périssable que je suis un symbole destiné à survivre en immortalité. » Or qui est en réalité la femme à qui s’adresse ce culte mystique ? « La belle Theuda Neukomm, dit sa meilleure amie, est à présent comme une tartine bien coupée, satisfaite, heureusement mariée. » Ne possède-t-elle pas tous les biens désirables : un mari cultivé, considéré et digne de toute estime, un délicieux enfant aux boucles noires, une tribu de cousins, d’amis et de parens dont elle fait ses délices, sans oublier son frère Kurt, le virtuose, l’homme de génie ? Voilà pourtant celle avec qui Victor parcourt en esprit « le royaume de la Reine sévère, qui est plus pur que le monde réel, mais plus substantiel que le monde des rêves. » Nécessairement, cette chimère prend toutes les allures de la folie : idée fixe, dédoublement de la personnalité, crises de larmes ou de rire, hallucinations, ces quelques pages contiennent la caractéristique très complète d’une véritable maladie mentale ; et l’on comprend que le neurologiste viennois Freud en ait été frappé, au point de donner pour titre à sa revue spéciale le titre même de Spitteler, Imago. Si exacte que soit cette description, elle n’est pourtant pas l’essentiel. Sans doute, Spitteler croit qu’une certaine dose de détraquement mental, de neurasthénie, d’hystérie atténuée fait partie de la rançon que paie l’artiste à la nature, toujours hostile à l’esprit[1]. Mais sa pensée la plus profonde, c’est qu’il vaut la peine de courir tous ces dangers et

  1. Ce trait est nettement indiqué par Goethe dans son Tasse que Spitteler cite à propos d’Imago. Cf. la conférence de Spitteler sur La Personnalité du Poète.