Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/650

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

solitaire ; une sérénité, une paix intérieure sont nées, que la jeunesse ne pouvait connaître. Dans le recul des années, Spitteler peut maintenant peindre de couleurs plus sobres et d’une ironie plus riante ce qui a été le drame profond de sa jeunesse. Les événemens y sont ramenés à leur décor banal de vie quotidienne. Victor, le poète tout empli de ses visions, se débat dans un milieu de petite bourgeoisie affairée et joviale qu’il scandalise et dont il se sent meurtri à tous coups. Comme le héros du drame de Gœthe, il est l’homme de génie mal adapté à son entourage, « un Tasse en proie aux démocrates. » De là le ton très nouveau du récit, mi-réaliste, mi-satirique, mystique aussi, mais d’un mysticisme qui se connaît pour tel et fait constamment sa propre critique.

« Dans mon roman d’Imago, a dit Spitteler, j’avais pris pour sujet l’influence exercée sur un homme pendant toute sa vie par la première femme qu’il a aimée, dont il a été séparé par la vie, et qu’il retrouve ensuite, mariée, mère de famille, et quelconque. L’originalité de ma thèse consistait en ceci : c’est que, tout en constatant qu’elle ne répondait nullement à l’image que s’est tracée d’elle, pendant des années d’éloignement, le héros de l’histoire, elle demeure néanmoins pour lui un idéal qu’il place au-dessus de tout et sur lequel il règle tous ses actes et toutes ses pensées. » Ainsi Victor s’est fait de la jeune fille rencontrée au hasard d’une villégiature et à qui il n’a jamais adressé la parole, une image divine qui règle sa vie. Dans une heure d’illumination mystique, qu’il désigne du terme religieux de parousie, il a reconnu en Theuda Neukomm la fille de son autre divinité intérieure, cette « Reine sévère » dont il est l’esclave et qui ressemble tant à l’Ame de Prométhée. Dans l’enthousiasme, il a fait ce jour-là le choix décisif pour toute l’existence : au bonheur immédiat il a préféré la grandeur future ; au mariage, la vocation. Choix qui exige un courage au-dessus de l’ordinaire et une foi dans l’avenir qui frise la présomption. « Choisir juste, au carrefour de la Destinée, c’est la marque d’une grande âme, lui murmure l’invisible Souveraine. Mais prends bien garde : si tu choisis mal, tu auras en récompense ma malédiction. » Est-on libre encore de choisir quand on se souvient des premières rencontres et de ces symboles où s’est exprimée l’ardeur des premiers élans : sacrifice des lionceaux et des chiens, course du lion blessé sur les cimes