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Il pose en principe que, naturellement, tout esprit humain pense et parle comme un livre !

Le trait est joli. Il fut sans doute inspiré à Taine par le souvenir de Jefferson, jadis étudié dans un ouvrage de son ami de Witt. Cet homme d’Etat nord-américain disait en effet des Français dans les derniers jours de 1789 : « Ils sont versés dans la théorie et novices dans la pratique du gouvernement. Ils ne connaissent les hommes que tels qu’on les voit dans les livres, et non tels qu’ils sont dans le monde ! » Sans doute, mais Jefferson sous-entendait ici : tels qu’on les voit dans les livres de l’époque, à savoir dans ceux de Rousseau et de son école ! Tels en effet qu’on les voit dans les écrits de Thucydide, de Tacite, de Machiavel, de Hobbes, de La Rochefoucauld, ils seraient tels qu’on les doit voir pour les bien gouverner. Il n’y a donc rien de classique, quand on la regarde de près, dans l’opinion des Jacobins sur la nature humaine : c’est une opinion tirée de livres peut-être, mais de livres mystiques et déjà « romantiques, » non pas de livres rationnels.

Il est vrai que Taine continue de considérer les écrits de Rousseau comme des produits de l’inspiration classique. L’homme sensible, ce parangon de l’époque, est une fois de plus présenté par lui comme une fantaisie de la mode, issue d’une réaction contre la vie artificielle des salons. Rousseau prêche, dit-il, en périodes travaillées, le charme de la vie sauvage et dès lors les petits maîtres, entre deux madrigaux, rêvent au bonheur de coucher nus dans la forêt vierge. Aussi, quand viendra la Révolution, le rétrécissement psychologique, — nous dirions l’aberration psychologique imposée par le mysticisme de conquête, — sera parvenu à son comble : on se figurera la créature humaine comme un automate simple dont le mécanisme est connu ; — et nous dirions pour notre part, comme un inspiré du Dieu bon, un privilégié dont le geste ne saurait donc être que providentiel !

Mais Taine, après quinze ans écoulés, n’a pas renoncé à expliquer par les salons, par la conversation ou l’abstraction, la thèse de la bonté naturelle, cette assertion toute mystique qui est, au vrai, un cri conquérant de l’âme plébéienne, réclamant sa part de pouvoir social. Les écrivains du temps, explique l’historien, jugent l’homme ordinaire d’après eux-mêmes : pour eux l’esprit humain est leur esprit, l’esprit classique. Quand ils regardent autour d’eux, ils croient voir la raison régner partout dans le