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certaine raison, la raison oratoire ou la raison raisonnante, — car c’est cette seconde épithète que Taine va désormais préférer le plus souvent à la première[1].

Qu’est-ce pourtant au juste qu’une raison raisonnante dont les solutions seront si peu raisonnables ? C’est, précise son critique, celle qui veut penser avec le moins de préparation et le plus de commodité possible, celle qui se contente de son acquis sans songer à le renouveler. Par-là, elle devient à la longue si peu capable d’enregistrer les détails fournis par l’expérience accrue de l’époque qu’elle se restreint à prendre pour matériaux de ses combinaisons favorites des lieux communs de plus en plus minces, de moins en moins colorés de nuances. Ainsi, dans un caractère vivant, on discerne deux sortes de traits ; les premiers, communs à tous les hommes ; les autres, particuliers à l’individu. Eh bien ! l’art classique, né de la raison raisonnante, ne s’occupera que des premiers ; de parti pris il effacera, négligera ou subordonnera les autres. Quant aux circonstances de temps et de lieu, il les indique à peine, parce qu’il trouve plus commode d’en faire abstraction !

Par-là, si nous en croyons Taine, cet art se serait montré tout à fait impropre à figurer la chose vivante, l’individu réel tel qu’il existe effectivement dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire comme un ensemble indéfini, comme un riche réseau de modalités diverses, comme un organisme complet. Le bel esprit du xviiie siècle admet que l’homme est partout le même parce qu’il ne veut voir dans cet homme que la raison raisonnante, la même en tous temps, la même en tous lieux. Il applaudit aux Incas de Marmontel, au Gonzalve de Florian, au Paria de Bernardin, aux (Haïtiens de Bougainville (tous écrivains pénétrés de l’influence de Rousseau, remarquons-te).

  1. Taine, qui dut beaucoup à Sainte-Beuve et qui lui en a rendu grâce en de belles pages éloquentes, avait pu lire dans les Portraits contemporains (1846) à propos de Daunou : « Je suis toujours tenté d’en vouloir, je l’avoue, à cette méthode logique, à celle de Condillac en particulier, qui faisait ainsi appareil et illusion à force de clarté devant des yeux si bien organisés d’ailleurs. On affectait d’abord de tout définir, de réduire le problème à ses termes les plus nets, les plus précis, identifiant les idées et leurs signes afin de raisonner au pied de la lettre ; on simplifiait tout pour mieux résoudre, tandis que, dans la réalité, les choses vont se grossissant, se compliquant sans cesse par suite des passions, des intérêts… La conclusion, si nettement déduite, eût été triomphante si les hommes eussent formé une classe de logique ou de géométrie… non pas un peuple… Ce défaut tient à l’abus de la méthode dite d’analyse, etc. » Mais Sainte-Beuve n’a pas donné à cette remarque toute la portée qu’elle a prise dans le système de Taine.