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plage d’Anglet. Chaque fois qu’un avion descend, il est là pour le recevoir. Il est le factionnaire de l’aviation. Mais les avions, à cette époque, sont rares. Il suit son idée. La ténacité est un de ses traits dominans. Il est déjà celui qui ne renonce jamais. Les baigneurs qui croisent cet éternel flâneur ne se doutent point qu’il caresse obstinément un unique projet et qu’il y suspend son avenir.

Cependant l’horizon de l’Europe s’obscurcit. Depuis l’assassinat de l’archiduc Ferdinand d’Autriche à Sarajevo, l’électricité s’accumule dans l’air, l’orage est prêt à éclater. Le jeune homme se soucie bien de l’archiduc d’Autriche et de l’horizon de l’Europe ! L’air de la mer est salubre et il cherche dans l’espace des aéroplanes invisibles. Les conversations autour de lui respirent l’inquiétude : il n’a pas le loisir de les écouler. Les regards des femmes sont chargés d’angoisse : il ne remarque pas le regard des femmes. Le 2 août, l’ordre de mobilisation est affiché. La guerre, c’est la guerre !

Alors, comme un irréel appareil, Guynemer chasse son rêve dans l’espace. Il a brusquement rompu avec ses projets d’avenir. Il est tout entier à une autre idée fixe qui fait étinceler ses yeux et barre son front. Il a bondi chez son père et, sans reprendre haleine, il déclare :

— Je m’engage.

— Tu as de la chance.

— Ah ! bien, vous m’autorisez…

— Je t’envie.

Il avait craint de rencontrer un obstacle à cause de cette chétive santé qui l’a déjà si souvent contrecarré et qui l’écartait provisoirement de sa préparation à l’Ecole polytechnique. Le voilà rasséréné. Le lendemain il est à Bayonne, se débrouillant parmi les formalités nécessaires. Il passe la visite médicale : il est ajourné. Les majors l’ont trouvé trop long, trop maigre : aucune tare physiologique, mais un corps d’enfant qui a besoin de se fortifier et s’élargir. En vain les a-t-il suppliés : ils se sont montrés impitoyables. Il rentre désolé, humilié, furieux. La villa Delphine va traverser des jours de malaise : on connaît son obstination, on commence de craindre pour lui. Et il revient à la charge, il insiste auprès de son père, comme si son père était tout-puissant et le pouvait à son gré embaucher pour la Patrie.