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ses Réaux. Il naquit à Rouen, l’année que le roi Henri entra dans Paris ; et il eut seize ans à l’avènement de Louis XIII. Son père, un marin ; l’on ajoute « un marchand habile et fortuné, mâtiné de corsaire » et « quelque peu pirate : » c’est possible, mais on l’invente. Saint-Amant, lui, se borne à raconter que, durant vingt-deux années, son père commanda une escadre des vaisseaux d’Elisabeth, reine d’Angleterre, et fut, trois années entières, prisonnier dans la Tour-Noire, à Constantinople. Toute la famille Gérard courut les aventures de mer. Un des oncles de Marc-Antoine « gémit longtemps sous les cruelles chaînes des Turcs ; » deux de ses cousins germains moururent à guerroyer fort loin contre ces infidèles. Il avait deux frères, plus jeunes que lui. Tous deux, « poussés de la belle curiosité de voir le monde et de la noble ambition d’acquérir de la gloire, » s’en allèrent. Un vaisseau français les conduisait aux Indes orientales ; mais, sur la Mer-Rouge, il rencontra un vaisseau malabare qui revenait de la Mecque. Il y eut abordage et combat. Guillaume Gérard fut tué ; Salomon, le cadet, fut renversé d’un coup de pique dans la nier et, tout blessé qu’il était, se sauva plus d’une lieue à la nage. Salomon, cent périls éludés, servit dans le cavalerie de Mansfeld, puis eut la qualité de cornette colonelle d’un régiment français sous Gustave-Adolphe, puis commanda l’un des vaisseaux de Louis le Juste, puis, sous le comte de Harcourt, finit ses jours par la main des Turcs en l’île de Candie. Toujours les Turcs ! et Saint-Amant déplore avec orgueil cette « fatalité barbare secrètement affectée à la destruction de sa famille ; » et ce commentaire le tente : « peut-être parce qu’elle porte le nom de ce grand Gérard qui fut célèbre instituteur de ce bel ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. » Une digne poésie se doit de prêter des intentions à la destinée.

Presque seul de sa lignée hardie, Marc-Antoine mourut dans son lit, tardivement. Mais il n’avait pas été craintif plus que les autres ou moins curieux de la gloire et du monde. Très jeune encore et avant de publier ses premiers vers, il a parcouru l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, les Indes, et Java et Sumatra. Peiresc, passant une journée avec lui en Italie, eut grand plaisir à l’entendre conter ses pérégrinations. En la Jave Majeure, que nous appelons Java, et en la province de Batao, que nous appelons Sumatra, il avait vu « plusieurs de ces animaux qui font un troisième genre entre l’homme et le singe, lesquels ne sont point malfaisans et servent dans les maisons1 à balayer la chambre, allumer le feu et autres ministères dont ils s’acquittent fort ponctuellement avec une grande mansuétude ; » il avait