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« En Alsace ? reprit la Fille, encor trop tôt !
L’Alsace enferme encor trop de casques à pointe !
De crainte que l’événement te désappointe,
Pour t’avertir, je veille ici sous ce poteau. »

L’homme lorgnait la Fille : « Hé hé ! Sais-tu, la blonde,
Qu’on prendrait bien gratis le logement chez toi ? »
Mais, Elle, coupa court : « Non ! je n’ai pas de toit,
N’ayant jamais été rien qu’une vagabonde :

« Je cours les grands chemins des Vosges à la mer.
Je couche n’importe où dans mes chères Ardennes.
En Alsace autrefois je logeais chez Turenne,
A Domrémy chez Jeanne, à Strasbourg chez Kléber.

« Ah ! C’était bon chez eux de faire la dormeuse :
O mon corps reposé sur leur lit de lauriers !
O ma bouche, en rêvant, baisant leurs étriers !
O ma berceuse à moi, Marche de Sambre-et-Meuse !

« J’accours de Flandre ; j’ai longé le sol lorrain
Et viens au seuil de Suisse, ici, monter la garde,
Pour retenir à temps quiconque par mégarde
Prend à ce carrefour la route vers le Rhin.

« Vers la France, crois-m’en, marche de préférence ! »
L’homme rit : « Pourquoi pas vers l’Empire allemand ? »
Mais la Fille redit : « Vers la France ! Crois-m’en,
Parce que moi je suis la Frontière-de-France,

« Et que j’ai pour consigne en ce lieu de crier
A tout venant de Suisse et qu’à toi je te crie :
« Rien qu’à mettre le pied en France, ô sans-patrie,
Oui, tu vas te sentir soudain rapatrié !