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tait pas. Mais ces messieurs ne se mettaient point d’accord sur le sens de ces dix-sept syllabes, et le poète hésitait à les départager. On finit, après de nombreux tâtonnemens, par élaborer cette traduction : À aimer se passe ma vie ; si le sage aux cheveux blancs m’interroge, c’est ma réponse. Était-ce moi le sage ? Je ne l’ai pas su. Je ne le saurai jamais.

Mais je pensais à cette terrible, à cette inextricable langue japonaise qui, selon le mot du grand japonisant M. Basil Chamberlain, semble défier l’acquisition. Les Japonais s’y retranchent contre nous, mais elle les dessert encore plus. Évidemment elle se transforme tous les jours. Elle s’enrichit ou s’altère de mots étrangers, anglais, français, allemands. Mais ces mots inexpliqués en font un nouveau « chinois. » Un professeur japonais, qui devait parler sur le Naturalisme, m’avouait qu’il n’avait pu trouver dans sa langue un équivalent à ce mot. La traduction exacte en eût été Shizen-Shugi (Doctrine de la nature). Mais on dit d’un chat qui miaule sur les toits ou d’un homme en bonne fortune qu’ils font Shizen-Shugi ; et le public japonais n’aurait point pris au sérieux ce Shizen-Shugi littéraire ou philosophique. Le professeur créa donc un Naturalismo qui s’ajouta aux Anisetto et aux Cremedecacao du vocabulaire moderne. Encore fallait-il le rendre, à l’impression, par une nouvelle combinaison de caractères, nouveau casse-tête pour les lecteurs. La langue japonaise est presque incapable de traduire nos idées, et l’esprit japonais vit dans une éternelle imprécision. Que de Japonais m’ont dit : « Vos ouvrages traduits exigent, si nous voulons les comprendre, que nous en connaissions l’original. Et nous n’arrivons à rien, tant que nous ne pensons pas en allemand, en anglais, en russe ou en français ! » Ne nous étonnons pas de leurs difficultés et souvent de leurs maladresses à s’assimiler des conceptions dont les éloignent encore leur esprit national et leurs mœurs. Admirons plutôt leur souplesse et les résultats de leur curiosité laborieuse.

André Bellesort.